Une voix.
Il suffit d’une voix et de quelques images. Un braqueur qui hurle « Attica ! » à la sortie d’une banque dans Un après midi de chien de Sidney Lumet. Un dealer cocainé à mort qui introduit son sacrifice un gros calibre en main en criant « Say hello to my little friend ». Le regard noir et impénétrable de Michael Corleone et sa voix froide et calme, ponctuée de colères soudaines. L’aveugle suicidaire, militaire à la retraite dont le désespoir affleure dans Le temps d’un week-end. La malice de Serpico et sa manière frénétique de courir…
Al Pacino, ce sont ces flashs. Des images qui disent une passion cinéphile. De ces acteurs qui ressemblent à des temples et qui n’ont plus à se forcer beaucoup pour convoquer leur mythe. On les connaît comme des légendes qui précèdent le langage. Ils sont là comme des fascinations qui nous précèdent et qui nous ont forgés. De ces visages qui incarnent à eux-seuls tout un pan du cinéma qu’on aime.
Saluer la naissance de Al Pacino le 25 avril 1940, c’est envoyer un clin d’œil à Coppola, à Brian de Palma, à Michael Mann et à Robert De Niro. C’est voir sa vie défiler dans des séquences de film, égrainer des noms de personnages comme si on les avait connus. C’est comme réciter du Shakespeare. On le sait, il est là dans vos veines de cinéphage.
Et pourtant il y a des vertiges qui durent. Des existences entières dans un regard. Celui que le flic échange avec celui qu’il pourchasse dans Heat. La traque opiniâtre que le comédien organise pour comprendre et faire entendre Richard III, le faire redécouvrir. On l’a vu vieillir depuis quarante ou cinquante ans ce visage, cette voix s’érailler au fil des films. Et pourtant c’est cette énergie qui demeure, intense, explosive, de Panique à Needle Park au Temps d’un week-end.
La finesse de son jeu… Il invente la gestuelle de chaque personnage, s’immerge dans son monde, s’approprie ses mots, comme le grand homme de théâtre qu’il est. Al Pacino est souvent fondu dans ses rôles, travaillant à la fois sur l’impassibilité, presque l’immobilité de son regard, et sur ces fureurs, ces accès de violence qui font sursauter. Un vrai passionné de son art, depuis ses tous débuts, quand, fauché dans New York il dormait dans le parc ou dans les théâtres où il répétait, en attendant des jours meilleurs. C’est cette passion, presque cette dévotion, ce sacerdoce qui a tant fasciné en lui. Il a ainsi composé des personnages hallucinants, jusqu’à d’incroyables apparitions, notamment sous les traits de Roy Cohn, l’avocat affreux, rongé par le Sida dans Angels in America.
Célébrer la naissance d’une icône, c’est célébrer les émotions qu’on a traversées par lui. C’est les visiter comme une aile du Louvre. Les incontournables, les jocondes, dont l’émerveillement est toujours renouvelé. Les un peu moins connues aussi, le maire de City Hall, l’agent artistique au bout du rouleau de Influences, people I know ou le flic ne trouvant pas le sommeil dans la journée perpétuelle de Insomnia, l’incroyable audace du Cruising de Friedkin. C’est épouser sa trajectoire et ses sorties de pistes. Ses retours en grâce, ses creux de la vague. C’est avoir le sentiment de suivre sa vie en découvrant chacun de ses rôles, en même temps que cette sensation qu’on a qu’il a rythmé la nôtre.
Mesurer tout ce qu’on a vécu auprès de lui, tout ce qu’on a traversé avec lui. Sourire. De ce sourire qui accompagne son nom et s’attarde un peu quand on l’aperçoit au générique. Avoir ce sentiment de retrouver en lui un vieux compagnon de route. Aller voir un film juste parce que c’est lui et parce qu’on lui doit tant. Lui qui, quand on a 40 ans, incarne à lui tout seul tout ce pour quoi on a aimé s’enfermer dans un cinéma, de la violence à la douceur, des assassinats à un beau tango, des prises de conscience. Des larmes et des sourires qui renaissent à voir son visage, ce beau masque qu’il a apposé sur bien des états d’âme.
Aimer un acteur comme ça, c’est aimer tous les reflets qu’on a projetés sur lui. L’aimer comme un miroir ou comme un patchwork de tous ses personnages, l’un des plus éminents représentants de l’actors studio, et pourtant un mystère qui demeure. Ce supplément d’âme et de vécu qu’il confère à ses rôles, cette densité d’existence, ce sens de la folie ou du tragique, cette justesse et cette expressivité de Stradivarius. Il joue dans un Scorsese bientôt paraît-il. The Irishman, côtoyant De Niro et Joe Pesci, dreamteam au crépuscule.
Il est une statue du commandeur. De ceux dont on a ceint le front de grand lauriers, sur lesquels parfois il repose, se contentant d’être là. On va le voir quand même, mais bien souvent, ça ne suffit pas. Ce grand feu, cet interprète incroyable du Nouvel Hollywood, cet épouvantail énergique ou ce mafieux sacrifié, cette silhouette fatiguée rencontrant les mots de Philip Roth, cette immense galaxie de cinéma qui s’appelle Al Pacino fête aujourd’hui son anniversaire.
Alors on s’incline.