[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans Les nouvelles métropoles du désir, Eric Chauvier poursuit (après notamment, pour ne citer qu’eux, Anthropologie, Contre Télérama, tous les deux publiés chez Allia), sa manière de raconter, entre fiction et sociologie, les rapports complexes de la périphérie et du centre, comment les usages sociaux produisent de l’incompréhension, comment « c’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît ». Ici, c’est la part de violence entre ceux qui vivent ici et ceux qui vivent là, celles que les uns et les autres s’infligent qui est le fil directeur du récit. La place des uns et des autres étant déterminante.
Tout débute par une promenade dans un centre ville, un lèche vitrine tranquille dans un quartier que l’on imagine à la mode, qui va être troublée par l’agression gratuite d’un jeune homme à la barbe fournie, jean slim noir, « Richelieu » aux pieds, fausses lunettes à grosse monture, homme hyper urbain par définition, par trois jeunes filles « qui proviennent des confins délabrés de la ville ; tout dans leur apparence , en atteste : les mêmes silhouettes stéréotypées, les mêmes jogging baggy, les mêmes tennis montantes et brillantes, les mêmes blousons à capuche, le tout griffé des habituelles marques qui équipent les clubs de football les plus renommés et les banlieues les plus sensibles ». Elles s’en prennent à lui, « le fument » sans que l’on puisse comprendre l’objet de leur colère à son endroit. Pourquoi lui qui ne les a jamais vues ? Pourquoi ici ? Pourquoi de cette façon ?
C’est en suivant le jeune homme agressé, finalement pas si cabossé puisqu’il reprend le cours normal des choses de sa vie, que le narrateur se retrouve au Dark Rihanna, un bar branché (loin « du bar à la Simenon ») où la musique empêche toute conversation, fréquenté par des hypers urbains aux looks étudiés (de jeunes hommes post-bergmaniens aux moues blasées, un sosie raté de Patti Smith, celui plus réussi de Debbie Harry, des jeunes avec des airs cultivés d’héroïnomanes qu’ils ne sont pas.).
Le Dark Rihanna pourrait être le symbole du lieu où s’élabore la culture hyper urbaine. Une culture ouverte ou au moins qui s’affiche comme tel. On s’y encanaille même avec un certain goût pour la périphérie – même si ceux qui y vivent ne se rendent pas au Dark Rihanna – notamment par ce que l’on pourrait appeler les musiques urbaines (qui n’ont d’urbaines, en fin de compte que leur réappropriation par le centre, au détriment de la périphérie). Mais cette sympathie pour la périphérie est passée à la grande moulinette du remix. On peut y écouter Beyoncé ou Booba mais remixés, comme s’il fallait apprivoiser cette musique, la rendre convenable, acceptable, lui donner les lettres de noblesse du centre. Le narrateur qui s’installe au Dark Rihanna et qui n’est ni vraiment tout à fait de la périphérie, ni vraiment tout à fait du centre y sera incapable de commander une bière. Il ne maîtrise pas les codes et les usages sociaux du lieu, comme s’il était, dans ce bar, déplacé, à la mauvaise place. Il est invisible, ne compte pas. Ici, on ne le brutalisera pas physiquement pour cela mais on l’ignorera.
[mks_pullquote align= »left » width= »280″ size= »20″ bg_color= »#000000″ txt_color= »#3fcc96″] [mks_icon icon= »fa-angle-double-left » color= »#3fcc96″ type= »fa »] C’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît [mks_icon icon= »fa-angle-double-right » color= »#3fcc96″ type= »fa »][/mks_pullquote]
La violence soudaine, ces coups sur le jeune homme à la barbe fournie et à la chemise canadienne à carreaux, Eric Chauvier ne cherche pas à la justifier, la pardonner, mais, à traits légers, en creux, il nous permet d’essayer sinon de la concevoir, au moins d’en deviner l’origine possible. Comment l’agressivité se construit, comment la tension monte quand on arrive en ville…territoire de beaucoup de possible mais également de désillusions, de mise à l’écart malgré l’injonction qui nous est faite de nous y comporter de manière « ludique, esthète, créative, cosmopolite ». La violence d’ailleurs n’est pas toujours celle que l’on imagine ou, si, pour le dire autrement, celle que l’on imagine existe bien, elle n’est pas la seule. Il y en a d’autres, insidieuses, symboliques, de celles d’ailleurs qui peuvent contribuer à fabriquer des guerres civiles pour reprendre le titre du magistral livre de Charles Robinson.
On retrouve au long de ce petit livre, remarquablement édité par les éditions Allia, ces mêmes qualités auxquelles nous a habitué Eric Chauvier de regardeur minutieux, ne s’attachant pas qu’au visible, au donné, mais aux marges, aux détails. N’hésitant pas à prendre le contre-pied de ce qui pourrait paraître trop établi, trop évident.
Les Nouvelles métropoles du désir de Eric Chauvier paru aux Editions Allia, Août 2016.