[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l est des romans dont les incipits sont plus ou moins hypnotiques, accrochent de suite l’esprit du lecteur, préfigurent même parfois notre futur rapport au texte que l’on aborde tout juste. Celui d’Eureka Street, troisième roman de l’irlandais Robert McLiam Wilson, en fait (en tout cas pour nous) partie :
« Toutes les histoires sont des histoires d’amour. »
Chronique passionnante et poignante d’un Belfast en proie aux menaces et attentats terroristes (dont la lecture résonne tout particulièrement après les attentats de janvier et novembre 2015 à Paris), le roman suit les allées et venues d’un petit groupe d’amis dans la capitale d’Irlande du Nord, et plus spécifiquement de deux de ses membres.
Il y a tout d’abord Jake, le catholique un peu paumé qui aime à parcourir la ville de jour comme de nuit dans son « épave » depuis que Sarah l’a quitté pour retourner vivre à Londres.
« Il y a des nuits où vous frisez la trentaine et où la vie semble terminée. Où il vous semble que vous n’arriverez jamais à rien et que personne n’embrassera plus jamais vos lèvres. »
Bagarreur repenti, placé à quinze ans dans une famille adoptive, Jake cherche sa place dans une ville sous tension, portant sa solitude de bar en bar en quête de lèvres à embrasser, d’un corps et d’un cœur à aimer au milieu des haines ancestrales et absurdes qui perdurent…
Et puis il y a Chuckie, le seul protestant de la petite bande, qui vit seul avec sa mère (dans la fameuse rue qui donne son titre au roman) depuis que son père les a abandonné. Deux jours après ses trente ans, Chuckie (qui jusqu’à présent n’avait pas fait grand chose de sa vie) décide qu’il est temps pour lui de s’enrichir et, pour se faire, de se lancer dans les affaires. Enthousiasmé et enrichi par une première combine incluant le commerce d’un godemiché géant, Chuckie le prolo commence à faire fortune, à la surprise générale…
Autour de Jake et Chuckie gravite une multitude de personnages qui se croisent, se lient et se délient au fil des chapitres, au détour des rues et des bars de la capitale. Slat Sloane, Donal Deasely, et Septic Ted, les trois autres membres de la bande, tous trois catholiques; Max, la ravissante américaine en fuite dont la route croise celle de Chuckie; Penny Lurgan, la mère de Chuckie, et son amie d’enfance et voisine Caroline, dont les vies se verront bouleversées par l’explosion de Fountain Street; Aoirghe, la catholique nationaliste dont l’engagement et les déclarations au cours de leurs rencontres successives irritent au plus haut point Jake; Luke Findlater, l’aristocrate britannique spécialisé dans la finance expatrié à Belfast; Roche, le cousin irlandais de l’Antoine Doinel des 400 coups, qui vit de petites magouilles et passe son temps dans la rue pour échapper à un beau-père violent.
Et puis il y a Belfast. Il y a surtout Belfast. Sous la plume poétique de Robert McLiam Wilson, la ville affleure, elle est partout. Bien plus que le simple décor des tribulations des différents personnages dont on suit les errances avec bonheur, elle se révèle au fil des pages la véritable héroïne du roman. S’il ne fallait lire qu’un seul chapitre d’Eureka Street, on ne saurait trop vous conseiller de vous plonger dans le chapitre 10, sublime description de nuit de la ville endormie, parfaite ode à Belfast la « chambre aux lumières éteintes ». Prenant comme prétexte le sommeil de ses personnages, l’auteur nous offre une promenade nocturne dans les arcanes de la cité irlandaise… « Il y a de la magie dans tout cela, une magie impalpable (…). » Il y a de la magie, effectivement, et beaucoup d’amour et de poésie dans la façon dont l’auteur embrasse la ville pour mieux nous la donner à lire, voir, ressentir.
Toutes les histoires sont-elles des histoires d’amour ? Celle de Robert McLiam Wilson avec Belfast en est indéniablement une et Eureka Street la plus belle déclaration littéraire que l’auteur pouvait lui faire. Et ce n’est pas Jake, à qui nous laisseront le mot de la fin, qui viendra nous contredire :
« Ce matin, Belfast ressemble à n’importe quelle ville. C’est une chose tendre et fragile, un agrégat de maisons, de rues et de parkings. Où sont les gens ? Ils se réveillent ou ne réussissent pas à se réveiller. La tendresse est un mot bien pâle pour désigner ce que je ressens envers cette ville. Je pense au conglomérat des corps de ma ville. Une pleine Belfastée de colonnes vertébrales, de reins, de cœurs, de foies, et de poumons. Parfois ce fragile rassemblement d’organes me submerge et m’enivre de tendresse. Ils paraissent tellement peu assassinables et, parce que je pense à eux, ils m’appartiennent. »
Eureka Street, Robert McLiam Wilson, traduit de l’anglais (Irlande) par Brice Matthieussent, 10/18.