Dimanche 21 mai
Cannes est une vitrine, Cannes est une forteresse. On l’assiège, elle résiste, elle multiplie les barrières et les écrans de fumée. Mais pour le cinéphile, Cannes est aussi une expérience totalement inédite en matière de socialisation.
À l’amoureux du septième art, habitué à partager une petite salle avec deux autres amateurs, renonçant à de nombreuses pépites à la diffusion trop limitée, cherchant la VO comme d’autres taxent des clopes, qui doit chercher du côté des réseaux virtuels pour échanger sur sa passion, pour qui le cinéma, c’est la vie, mais aussi une île déserte, Cannes est un nouveau continent.
Dans la rue, aux cafés, dans les files d’attente, dans les couloirs du Palais comme sur les terrasses, parmi les badgés comme pour les anonymes qui brandissent leur cartons de mendiants (INVITATION POUR JUPITER’S MOON SVP), Cannes frissonne, vibre, palpite le cinéma.
On accroche la conversation de voisins du Michigan devant un hamburger qui fait honte à la France lorsqu’ils évoquent Netflix, on s’écharpe avec un pédant dans une file d’attente qui tente de vous prouver que The Square est un film snob et non sur le snobisme, on tente d’expliquer à un collègue néerlandais à l’anglais tranchant l’intérêt des pastiches Nouvelle Vague dans Le Redoutable.
En salle de presse, on écoute les commentaires désabusés des conférences de presse retransmises à l’écran, dans les salles, on lorgne sur la critique d’Okja du voisin, en se demandant si on va oser lui dire qu’il raconte n’importe quoi.
Ici, tout le monde est critique, et parle avec l’assurance d’un ponte. Cannes, c’est Le masque et la plume avec 9000 convives.
Les anciens disent qu’ils ne reviendront plus, les blasés ne jurent que par les sélections parallèles. Les cinéphiles sont sur le pied de guerre, simplement ravis d’être présents, les invités fustigent la chaleur, les horaires, l’organisation.
Cannes, c’est la rumeur permanente : on parle des sièges qui claquent, des huées et des applaudissements, des standing ovations. Chacun est prêt à donner des leçons à Thierry Frémaux pour lui expliquer ce qu’il aurait dû sélectionner ou non. Chacun est au courant, sait des choses, connait des gens, et conspue dans la même phrase le copinage et les réseaux d’influence.
On parle, on juge, on pressent ; on écoute ceux qui étaient aux projections qu’on a loupées, on entend des témoignages de seconde, de troisième main. On se rend compte que ce que vous dites sera répété, et l’on prend conscience qu’on est dans l’œil du cyclone de la rumeur.
Cannes : une pluie d’images, et les rafales de paroles qui les font tournoyer.
Les séances
The Meyerowitz Stories
Résumé : Le récit intergénérationnel d’une fratrie en conflit, rassemblée autour d’un père vieillissant.
Pour qui connait Baumbach, nulle surprise dans ce nouvel opus : le cinéaste continue de marcher sur les traces de son aîné Woody Allen, pour une histoire new-yorkaise abordant la thématique de l’art contemporain, partageant ainsi un thème déjà abordé par The Square en compétition officielle, et les questions toujours fertiles de la famille.
Celle-ci, autant recomposée que décomposée, permet au trio Hoffmann/Stiller/Sandler de jouer les variations, entre confidences et conflits, concurrence et complicité.
Le film est plaisant, délivre quelques répliques bien troussées et situations cocasses qui ont eu leur petit effet sur le Grand Théâtre Lumière. La narration par chapitres est gentiment formaliste, le ton dilettante pour un film qui, comme souvent chez Baumbach, fait de la modestie un atout de séduction.
Le Redoutable
Résumé : Paris 1967. Jean-Luc Godard, le cinéaste le plus en vue de sa génération, tourne La Chinoise avec la femme qu’il aime, Anne Wiazemsky, de 20 ans sa cadette. Ils sont heureux, amoureux, séduisants, ils se marient. Mais la réception du film à sa sortie enclenche chez Jean-Luc une remise en question profonde.
Mai 68 va amplifier le processus, et la crise que traverse Jean-Luc va le transformer profondément passant de cinéaste star en artiste maoïste hors système aussi incompris qu’incompréhensible.
Hazanavicius est un petit malin : il parvient à combiner discours théorique sur la Révolution et comédie, esthétique de la nouvelle vague et film populaire, satire gentiment féroce et émouvante histoire d’amour. Le Redoutable est un film clinquant, pop, vintage, cinglant et frimeur, frais et divertissant, un hommage et un petit jeu de massacre. Plongée dans la France de 1968 et de sa remise en question radicale, le récit reste sur une ligne de crête périlleuse, qui ne regarde pas de haut une époque révolue, ni n’en fait l’apologie béate.
Difficile de lui résister, surtout lorsqu’une salle comble de plus d’un millier de spectateurs rit aux éclats. Le Redoutable est plus qu’un joli numéro d’acteur ou un jeu avec les transgressions narratives : c’est l’histoire d’un désamour sublimée en déclaration d’adoration au cinéma.
Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc
Résumé : Domrémy, 1425. Jeannette n’est pas encore Jeanne d’Arc, mais à 8 ans elle veut déjà bouter les anglais hors du royaume de France. Inspirée du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910) et de Jeanne d’Arc (1897) de Charles Péguy, la Jeannette de Bruno Dumont revisite les jeunes années d’une future sainte sous forme d’un film musical à la BO électro-pop-rock signée Gautier Serre, alias Igorrr et aux chorégraphies signées Philippe Decouflé.
Avec Dumont, on s’attend tellement à être surpris qu’on finit par craindre de voir ses capacités à nous déconcerter s’émousser. La mise l’est emportée haut la main avec sa nouvelle livraison, un an après Ma Loute.
Sur les textes d’un Charles Peguy d’une vingtaine d’années (et à l’époque, a tenu à préciser Dumont, « athée et socialiste ») dans un décor presque unique dont le cinéaste est coutumier, à savoir les plages du Nord, quelques rivières et une seule bâtisse, il fait réciter majoritairement par des enfants les doutes, la révélation puis le projet de Jeannette, devenue Jeanne avant son départ.
Le film est une expérience hors-norme : hypnotique dans sa façon de saisir les milieux naturels, ravageur dans la musique, signée Igorrr, totalement déconcertant dans ses chorégraphies qu’on doit à Philippe Découflé, convoquant, en 1525, les rondes, les roues, des marches d’araignées sorties tout droit de l’Exorciste, la danse de Pulp Fiction, du dab et de la tektonik.
Les voix sont superbes, les visages des deux jeunes filles interprétant Jeanne d’un sublime capable de convertir les moutons alentour, et leur façons de secouer leur chevelure sur des saillies de trash métal tout simplement irrésistibles.
En dépit de la présence du réalisateur, la séance fut ponctuée de nombreux départs, mais aussi de grands éclats de rire et d’applaudissements nourris. Ceux qui restaient étaient tous prêt à bouter de l’anglais hors de France.
Mobile Homes
Résumé : Ali et Evan sillonnent les routes entre les États-Unis et le Canada. Ils utilisent Bone, le fils d’Ali, âgé de huit ans, dans leurs trafics. Le jeune couple vit de plus en plus dangereusement.
Tous rêvent pourtant d’un refuge, d’un foyer, mais leur fuite inexorable les entraîne sur un chemin qu’ils n’avaient pas prévu…
Pour trouver sa place, Ali aura à faire un choix entre la liberté et sa responsabilité de mère.
Imogen Poots, avant la projection, a eu la mauvaise idée de nous annoncer que le réalisateur Vladimir de Fontenay était un génie. On a passé 1h40 à en chercher la preuve. Mobile Homes n’est pas un mauvais film, et sa sincérité est à défendre. Embardée dans l’équipée de deux paumés flanqués d’un gamin dont ils ne savent que faire, si ce n’est l’associer à leurs larcins, le récit patauge fréquemment, entre complaisance clipesque (ralentis, plans de lignes à haute tension, time lapses…) et misérabilisme un peu vain. Il est difficile de s’attacher aux personnages, tant leur errance, spatiale et existentielle, les empêche de réellement exister. Les comédiens ne déméritent pas, est l’ambition naturaliste est compréhensible. Un peu mumblecore, sale comme une pochette de Sonic Youth, Mobile Homes donne certes accès à une autre Amérique, mais fait l’erreur de penser qu’il suffit de la donner à voir pour qu’elle suscite l’empathie.
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