Mythique créature sous-marine sans physiologie précise ni fixe, en expansion perpétuelle et entropique, à la fois dragon et serpent, souvent associée à la fin du monde et des temps, le Léviathan a toujours influencé le monde des arts, à travers les siècles, par sa forte puissance évocatrice de l’Apocalypse et du mal absolu. La littérature, du Moby Dick de Melville au mythe des Grand Anciens créé par Lovecraft, du Bateau Ivre de Rimbaud aux Misérables d’Hugo, s’en est abondamment et largement inspirée, en en dévoyant parfois même le sens originel du nom, l’utilisant comme métaphore pour décrire, par exemple, la gangrène qui ronge la société moderne (comme chez l’américain Paul Auster) ou toute forme de construction sociale étatique (chez le philosophe et politologue anglais Thomas Hobbes). Le cinéma et, dans la foulée, les jeux vidéo, se sont également emparés de cette imagerie chaotique pour nourrir leurs univers respectifs, de Star Wars à Final Fantasy, de The Avengers à Gears Of War. La musique n’est pas en reste, puisque là encore nombre d’artistes, notamment dans le domaine du métal, se serviront de la Bête comme prétexte à des explorations sonores extrémistes, du célèbre guitariste suédois Yngwie Malmsteen au groupe américain Mastodon, dont le Leviathan sorti en 2004 est considéré comme l’un des meilleurs albums du genre.
En nommant ainsi son premier véritable long format, le jeune Flavien Berger, prodige de la nouvelle scène électro-pop made in France et récente signature de la défricheuse écurie Pan European Recording, n’a certainement pas fait les choses au hasard, encore moins par innocence. Après deux plantureux formats « courts » (on se demande d’ailleurs si on peut parler d’EPs, vu que les deux disques en question avoisinent les quarante minutes chacun), le cinématique Glitter Gaze fin 2013 puis l’extra-terrestre Mars Balnéaire judicieusement sorti avant l’été dernier, on peut dire que ce garçon bénéficie d’un bouche-à-oreille plus que favorable, sans que l’on ait pu pour autant, jusqu’ici, réussir à cerner les tenants, aboutissants et autres velléités téméraires de sa musique protéiforme, à la fois incroyablement accessible et merveilleusement accidentée.
Ces deux sorties, pour fascinantes qu’elles furent l’une comme l’autre, étaient formellement assez opposées : le premier disque, anglophone, centré sur un monument de groove implacable de vingt (20 !) minutes (le terrassant et obsédant Gilded Glaze), était aussi dense et opaque que le second, intégralement francophone pour sa part, était aéré, planant et… martien. Sur un concept assez fumeux à la base (un stage de planche à voile sur la planète rouge, rien que ça), les quatre titres de Mars Balnéaire impressionnaient en particulier par le télescopage débridé d’influences a priori contradictoires, comme (par exemple) une pop dansante et un chant débonnaire à la Etienne Daho, une pulsation métronomique et clinique à la Kraftwerk, des entrelacs de piano façon Harold Budd, pour finir sur des montagnes de vocalises à déclencher des avalanches, tout ça sur un seul titre, Océan Rouge, qui pointe tout de même à quatorze minutes (14 !!) au compteur.
Mais là où le style de Flavien Berger se distingue, et ce de façon encore plus singulière avec cet album, c’est dans son refus apparent de toute tentative de « fusion » : lui, il semble (a priori) s’en foutre complètement, de mélanger les genres entre eux, de proposer une synthèse en chipant des éléments à droite à gauche pour créer un prototype de musique moderne pour le nouveau millénaire. Le Flavien, c’est avant tout un amoureux du « zapping » : si ses morceaux sont des collages, ils le sont dans le temps bien plus que dans l’espace. Chacune de ses créations peut dès lors être comprise, en tant que telle, non comme une chanson « homogène » avec un début, un milieu et une fin (même si la structure est absolument essentielle dans son processus), mais comme une mixtape cérébrale où, au lieu d’empiler des strates de sons comme beaucoup de ses contemporains, Berger ne rêverait que d’épure, s’autorisant (s’imposant ?) plusieurs pirouettes stylistiques et sorties de route, pas seulement sur la longueur d’un disque, mais parfois au sein des morceaux eux-mêmes. Chaque choc transitionnel, chaque ajout ou retrait de son, chaque effet travaillé est réalisé avec une telle finesse que l’ensemble reste d’une cohérence redoutable malgré un équilibre fragile et en constante remise en question.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le premier extrait de ce très attendu premier album, dévoilé voici quelques semaines, ne déroge pas à la règle : sur une rythmique rockabilly synthétique et un débit hoqueté goguenard, La Fête Noire nous donne très clairement à voir une sorte de jam improbable entre les vieux routards cramés de Suicide et les jeunes chiens fous de Mustang. Charge lourde contre garde légère. Cas d’école : alors que Flavien Berger tient là un gimmick imparable, peut-être même son tube potentiel, il balance tout son morceau en l’air et en rebat les cartes au bout d’une minute à peine. Sa fête foraine devient alors noire, comme si un accident de manège ou une consommation abusive de psychotropes l’avait laissé coincé, physiquement ou mentalement, tout en haut d’un grand huit, réel ou rêvé. C’est lorsqu’il finit par en redescendre que le morceau repart, fait un tour sur lui-même et finit en chanson d’amour désabusée, déglinguée par un piano bastringue, le genre qu’on chanterait avec son meilleur pote à la fermeture d’un bar : « sans toi, je vois la fête… noire ». Ça pourrait être une cata, un sabordage en règle, un accident artistique. Mais non : c’est tour à tour entraînant, planant, vertigineux, flippant, rassurant et émouvant. Du Flavien Berger, quoi.
Un point important : l’interprétation du sens que je vous ai livrée plus haut est tout à fait personnelle. En effet, un peu à la manière de sa musique, les textes de Flavien Berger sont eux aussi des chausse-trappes, maniant alternativement surréalisme discret, sensibilité naïve et poésie débridée avec un tel naturel qu’on ne prend pas immédiatement la mesure de ce qui est raconté. On ne sait pas toujours à quoi s’attendre au détour d’une chanson ou après une rupture de rythme, mais le bonhomme sait y faire pour nous accrocher : les mots sont autant choisis pour leur sens que leur beauté intrinsèque ou celle de leur sonorité, tantôt parlés, chantés ou déclamés… à tue-tête. Cette simplicité apparente d’expression, ce côté direct et premier degré, contrastent de façon étrangement harmonieuse avec les subtiles constructions qui leur servent d’écrin sonore.
A cet égard, on retiendra la très aquaphile Abyssinie (que Sébastien Tellier va être vert de ne pas avoir écrite pour son My God Is Blue), qui nous drague dans ses limbes avec une grâce majestueuse, le plus sensuel Vendredi, qui envoie le Malaise en Malaisie d’Alain Chamfort faire un safari sur la lune avec Air, ou la plus insidieuse Gravité, sorte de réponse romantique au cabaret moite du Un Soir Un Chien des Rita Mitsouko, et pourtant vrillée par une boucle quasi-métallique qui, mixée plus en avant, serait digne d’une production d’Autechre : « Le ciel est à tes pieds, et je suis à genoux ». Sans chevilles entravées, nous aussi. Le deuxième single/clip vidéo/lien Youtube extrait de l’album, Rue de la Victoire, est dans cette même veine, séduisante, délicatement surannée, poussant même le bonheur de l’instant à son paroxysme : « Le soleil, dans la maison / C’est joli, après la pluie ». Ça paraît dandy, béat, désuet, obsolète, mais sur tapis de claviers hypnotiques et beat languide, ça fonctionne rudement bien, un peu comme si Philippe Katerine était allé chercher son 8ème Ciel sur les bords de l’English Riviera de Metronomy.
Ce que je vais dire est un comble, mais il ne faut pas se fier à ma description des quelques morceaux ainsi détaillés pour se faire une idée préconçue de Léviathan : ils ne se suivent pas entre eux, et ne sont que partiellement indicateurs de la couleur globale de l’album. En revanche, croyez-moi sur parole si je vous dis que Flavien Berger, en bonne anguille insaisissable, sait aussi durcir le ton (et le son) quand il le veut : ainsi, l’ouverture proposée par l’énigmatique 88888888 (applaudissements ? Refus d’appeler sa chanson Mille ? Test mathématique sur nombre uniforme ? Le mystère restera presque entier), avec son kick dantesque, tout en ruptures sèches et fausses accélérations, ne déparerait pas dans un DJ set des prêtresses de l’électro dark chargée en énergie érotique, Chloé et Jennifer Cardini. Ailleurs, c’est le très groovy Bleu Sous-Marin (qui n’a rien à voir avec celui, jaune, des Beatles), qui plaque sur une trame électro-blues typique du Black Strobe dernière période (Arnaud Rebotini va peut-être m’en vouloir, mais ce n’est pas si grave : on réglera ça à la chartreuse) un motif de clavier cintré à la Residents, ou le carrément brutal Inline Twist, qui couvre de hululements d’apaches extatiques une rythmique froide et invincible.
Fidèle à sa culture des jeux vidéo, génération oblige, Flavien Berger se rappelle, après toutes ces péripéties aériennes ou subaquatiques, mais jamais (ou si peu) terrestres, qu’il a appris à faire de la musique en martyrisant sa Playstation. Logique, dans cette optique, qu’il ait gardé son monstre de fin de niveau pour la conclusion du disque : le morceau-titre Léviathan est donc bien fidèle au mythe qui lui donne son nom, serpent de mer s’étirant sur plus de quinze (15 !!!) minutes (belle bête), démarrant sur une intro fonctionnant comme un triangle des Bermudes sonore, nous attirant irrésistiblement vers les fonds sous-marins occupés par la créature, passant par une phase néo-disco progressive qui évoque fortement les travaux des nordiques Lindstrøm et Prins Thomas (et qui serait même digne, à ce titre, de figurer dans un mix du légendaire DJ italien Daniele « Cosmic » Baldelli, c’est dire le niveau) avant de s’achever dans une métamorphose spectaculaire mais tout en souplesse, se muant en vague de cordes frottées, pincées puis effleurées, pour un final en apothéose. La pulsation se ralentit jusqu’à l’extinction totale, et seul un discret feulement sur les dernières secondes nous suggère que la Bête de l’Apocalypse, le Dragon Terminal, le Colosse des Mers… ronronne, tel un bon gros matou domestique.
Flavien Berger a fait bien mieux que terrasser le Léviathan : il l’a (en « caressant son flanc ») cajolé, dompté, et convaincu, par son savoir-faire, que l’humanité mérite, lorsqu’elle témoigne d’autant de sensibilité, de créativité et de générosité qu’il en a fait preuve sur la longueur de cet album, d’être épargnée, ou tout du moins que son anéantissement pouvait être remis à plus tard…
Au terme de l’écoute, intégrale et bluffante, des cinquante-neuf minutes de ce chef d’œuvre, coup d’essai-coup de maître (la chance du débutant ? I bet not), ultra-référencé (consciemment ou non, d’ailleurs) mais éminemment personnel, on se prend à y croire sérieusement nous aussi.
Léviathan est en écoute sur Deezer, sortira des eaux via Pan European Recording le 20 avril 2015 en CD et digital, le 19 mai 2015 en double vinyle, et sera disponible chez tous vos disquaires et musées maritimes préférés.
Flavien Berger montera en surface le samedi 18 avril 2015 à Paris, à l’occasion du Disquaire Day, pour un « goûter musical » entre 16h et 20h chez Ground Zero/Nationale 7, puis le 22 mai 2015 à Beaumont (Festival Le Son du Vignoble), le 23 mai 2015 à Saint-Brieuc (Festival Art Rock), le 26 mai 2015 à Paris (Point Éphémère / Release Party) et le 6 juin 2015 à Leysin, en Suisse (Festival Hautes Fréquences).
Soundcloud Flavien Berger – Facebook Officiel Flavien Berger – Facebook Officiel Pan European Recording