[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]F[/mks_dropcap]rédéric Berthet meurt le 25 décembre 2003. Il a 49 ans.
Raphaël Daimler se suicide à la fin du roman, paru en mai 1988. Daimler s’en va qui vient de ressortir à la Table Ronde est le seul roman publié par Frédéric Berthet, auteur de nouvelles et d’essais, personnage singulier de la littérature française, à la fois intellectuel et dandy, lecteur et critique littéraire hors pair, ami de Barthes, Sollers, Jean Echenoz, gentleman écrivain parisien puis solitaire exilé dans le Berry puis dans la Creuse… Frédéric Berthet séduit, fascine, échappe à toutes les classifications. Il est aussi un reflet parfait du temps qui passe, de son temps passé. De Frédéric Berthet, il nous reste deux recueils de nouvelles, un récit et sa dernière œuvre, un pastiche de Bouvard et Pécuchet. Et, à titre posthume, un précieux recueil de correspondances où les destinataires s’appellent Roland Barthes, Eric Neuhoff, Philippe Sollers, Pierre Bayard, Jean Echenoz, Michel Déon, etc. Avec son Daimler s’en va, Frédéric Berthet donne à son lecteur l’irrépressible désir d’en lire toujours plus… Malheureusement pour nous, son œuvre complète est facile à épuiser…
Raphaël Daimler « ressemble à un détective privé dont les affaires ne marcheraient pas très fort. » Il se remet à grand-peine de la désertion d’une bien-aimée partie filer des jours heureux à la Barbade. Frédéric Berthet a beau être mort trop tôt, il n’en est pas moins drôle : sa façon de raconter une histoire d’amour qui finit mal est tellement cocasse qu’elle en devient louche. Un cyclone vient de dévaster la Barbade : Raph Daimler ne trouve rien de mieux que d’aller voir Uri Geller (pour les plus jeunes d’entre vous, cet homme s’est rendu célèbre dans les années 80 pour ses prétendus talents de télépathe) qui, incapable de l’aider, lui propose de tordre une petite cuiller rien que pour lui. Rien à faire, Raph n’a aucune nouvelle de sa dulcinée. C’est terminé, « il décide d’en finir ».
En attendant la fin, il rôde, va à des dîners mondains, file en voiture jusqu’à une maison déserte, au bout de l’autoroute de l’Ouest, où il dégote un ancien volume de la Série noire, s’intéresse aux pigeons (à cause de La Fontaine) dont il s’agace de découvrir que, selon un certain Bomare, ils n’auraient pas le comportement amoureux exemplaire qu’on leur prête. « Daimler est amer. Il rôde. » Tout au long de ce court roman, Daimler va utiliser des jurons démodés (« Tudieu« ) ou, colérique, franchement grossiers (« Bon sang de bordel« ). Il épie une voisine qui déambule devant sa fenêtre tout habillée. Il fait cuire des pommes de terre sautées. Il a des idées saugrenues dont il fait l’inventaire avant de choisir la plus raisonnable : téléphoner à sa grand-mère. Daimler fête ses vingt-sept ans plus ou moins dignement, écrit une chanson idiote, part en vacances à Arcachon. « Peut-être faudrait-il se lancer dans la littérature, songe Daimler à Arcachon. » Nous y voilà. Et puis non.
La raison quitte Daimler, ou vice-versa. Et à ce moment-là, on change de perspective. Alors qu’on s’est accroché aux basques de Raph, nous voilà transportés chez ses amis, des jeunes gens modernes qui se posent, avec quelque frivolité, des questions sur les étranges lettres qu’ils reçoivent de leur ami absent. Parmi elles, une se termine par : « Bien, je pense que je voulais juste dire au revoir à quelqu’un. Continue de courir la nuit à travers le parc. Écume-le. Brandis des branches. Excuse-moi. Et tout. Mais : à bientôt, Charlie. Arrivederci. Bye, mais bon. A bientôt. Raph ». Le Charlie en question prend alors la parole. Il se souvient, ravale sa colère – Daimler l’a lâché – et conclut : « mourir était devenu pour lui la dernière aventure qu’il ait à sa disposition. » avant de terminer son enregistrement avec, peut-être, un petit sanglot absurde dans la voix.
Cent-vingt pages, pas une de plus, pour un roman devenu culte. Cent-vingt pages d’invention, de légèreté, de sourire en coin, d’absurde. Cent-vingt pages pour tisser la mousseline qui voile la tristesse, la tentation du néant, cent-vingt pages de mise en scène, de sauts périlleux stylistiques, de pirouettes et d’allusions littéraires. Jérôme Leroy l’écrit dans son impeccable préface : « Parce que Daimler, en fait, c’est le chat du Cheshire : à la fin, il ne nous reste plus de lui que le sourire. »