[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]ujourd’hui, une fois n’est pas coutume chez Addict, nous allons suivre l’actualité musicale au plus près en parlant d’un groupe d’Edinburgh créé au début des années 2010, dont le dernier album en date, The Organ Grinder, est sorti en … septembre dernier ! Oui, je sais, après Mark Ernestus, j’ai de nouveau un bon train de retard. Pourtant, parmi toutes les sorties de septembre dernier, le nom du groupe aurait pu me mettre la puce à l’oreille.
En effet, rares sont les groupes qui ont des noms aussi explicites, drôles et prometteurs que celui des écossais de Free Nelson Mandoomjazz. En trois mots, vous comprenez tout de suite où ils veulent en venir tout en ne sachant strictement rien de la direction prise par ce trio. Car au fond, entre le jazz et le doom, le champ des possibles est tout simplement immense et permet toutes les audaces, toutes les improvisations possibles. L’empreint de tous les chemins de traverse, du jazz, qu’il soit free ou non, au rock en passant par le doom. Ils font quoi au juste ? Du doom matiné de jazz ? Du free jazz ? Du free doom ?
La composition du trio vous donnera une petite idée de l’orientation de leur musique. Free Nelson Mandoomjazz c’est donc Rebbeca Sneddon aux saxos, Colin Stewart à la basse et Paul Archibald aux fûts et au piano. Ils se plaisent à se décrire comme trois forces antinomiques que la musique a réussi à faire s’entendre. Dans tous les sens du terme. Selon leur bio, Colin Stewart serait l’élément apportant une tonalité sombre, mélancolique au groupe, appréciant la lenteur, pesante et destructrice. Paul Archibald, en contrepoint, apporterait quant à lui une touche cool, free et mélodique alors que de Rebbeca Sneddon viendrait la folie, ce côté absurde qui manquait au duo pour faire évoluer leur musique.
Car de l’humour, ils n’en manquent pas les écossais. Rien qu’au niveau des références, c’est un festival ! Outre leur nom, pastiche d’un titre des Special A.K.A, leurs deux premiers Eps sont autant des parodies, d’un point de vue graphique, textuel (The Shape Of Jazz To Come d’Ornette Coleman et Saxophone Colossus de Sonny Rollins) que des véritables hommages à leurs idoles (Black Sabbath, Sun Ra).
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]ar contre, d’un point de vue musical, c’est beaucoup plus sérieux. Déjà, pour ce nouvel album, le trio a enrichi sa gamme en recrutant Luc Klein, trompettiste de son état et Patrick Darley, tromboniste. Ensuite, les écossais imposent un style très personnel, croisement entre Bohren pour l’atmosphère solennel de certains titres, Sunn O))) pour le drone/doom pesant et bourdonnant et le free frisant parfois le big band d’un Albert Ayler, ou plus près de nous, Adam Lane. Ce qui donne un disque expérimental, massif, imposant mais mu par une force motrice assez dingue de par la diversité des atmosphères abordées, des arrangements et du talent du trio à faire évoluer leur musique au pied de biche, luttant sans relâche pour faire ne serait-ce qu’un pas. C’est cette tension, cette friction entre deux genres qui va rendre The Organ Grinder passionnant. Vous avez d’un côté un jazz libre, volubile, vivant (il suffit de jeter une oreille à l’excellente reprise d’Horace Silver, Calcutta Cutie, d’une superbe légèreté) et de l’autre un roc(k) dans ce qu’il a de plus sombre, monolithique, compact ; trou noir aspirant tout ce qui se trouve à sa portée. Allant même jusqu’à contaminer les compositions des invités (Lora, seul morceau de Luc Klein, ne parvient à s’extirper de cette noirceur que grâce à la présence de la trompette et du trombone sur le dernier tiers du morceau).
Mais n’allez pas croire que la palette graphique de The Organ Grinder ne se limite qu’au noir et au blanc. Les influences présentes ici permettent de varier les zones d’ombres, d’apporter quelques touches de couleurs via le reggae (outre la référence aux Special A.K.A pour leur patronyme, si vous tendez l’oreille vous pourrez noter quelques points communs entre le jeu de Sneddon sur Funambule et celui de Brian Travers de UB40 sur le morceau Signing Off) ou encore le rock des White Stripes (la ligne de basse sur Inferno n°1 rappelle étrangement celle de Seven Nation Army). Et puis, il y a également toutes les nuances apportées par le jazz, du free d’un Albert Ayler, ou d’un Dennis Gonzalez au brass band de la Nouvelle-Orléans, les éloignant pour le coup des formations auxquelles ils pouvaient être plus ou moins accolés (le groupe est classé, à tort et à raison, dans la catégorie darkjazz, aux côtés d’un Bohren ou du Kilimandjaro Darkjazz Ensemble) et apportant quelques nuances chromatiques supplémentaires à un anthracite très profond .
Cependant, résumer The Organ Grinder à cette seule argumentation serait occulter la principale qualité du groupe : parvenir à rendre deux styles assez hermétiques abordables. Si l’ensemble est noir, voire très noir (Om, ultime morceau peut être considéré comme le climax de l’album : l’abandon de la batterie au profit de l’orgue lui confère une solennité impressionnante, le drone maintient une angoisse constante et le saxo, quasi immatériel, essaie de lutter vainement contre ce flot inéluctable de noirceur), les écossais n’en oublient pas pour autant de soigner les mélodies et d’apporter un peu de nuance dans leur musique, variant les effets et les atmosphères. Autant les premiers essais du groupe étaient une présentation de leur son, prometteur mais assez démonstratif, manquant parfois de profondeur, autant sur The Organ Grinder le trio parvient à trouver le juste dosage entre expérimentation et accessibilité, mélodies et chaos, sans que celui-ci ne dévaste tout sur son passage. Disque à la fois émotionnel et cérébral, technique et intuitif, The Organ Grinder n’en n’oublie pas moins d’être la plupart du temps passionnant, s’aventurant vers des contrées peu explorées jusque là, créant des passerelles atypiques.
Mais comme je le disais en introduction, entre le jazz et le doom le champs des possibles est tellement vaste que les écossais pourraient s’y perdre sur une dizaine d’albums, qu’ils parviendraient à se renouveler à chaque fois. Pour le moment, je vous propose de vous perdre dans The Organ Grinder. Pas sûr que vous en reviendrez entier.
Sorti en septembre 2016 chez RareNoise Records et disponible chez tous les disquaires équipés de chaussures de plomb de France et de Navarre.