LA CHRONIQUE
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[dropcap]V[/dropcap]oici le troisième roman de Gilles Marchand, qui a déjà sa place réservée chez bon nombre de libraires et de lecteurs fidèles. Il faut dire que le « style » Marchand n’a pas son pareil : avec Requiem pour une Apache, il nous met d’emblée face à une situation surprenante. L’affaire se passe dans un hôtel-bar-restaurant tenu par un dénommé Jésus. Cet hôtel, c’est un peu le refuge de ceux que la vie a bousculés, rejetés, maltraités. Une quinzaine de personnages très différents les uns des autres constituent cette drôle de communauté : hommes, femmes, couple, tous sont pareillement cabossés, mais pas pareils pour autant. Le narrateur, celui qui va, à son corps défendant, se retrouver dans le rôle du témoin, celui qui raconte sans juger, est une ancienne star de la variété pop française. Il a connu son heure de gloire, ses chansons ont marqué les esprits et puis, tout à coup, sans crier gare, il est passé du statut de vedette française à celle de ringard ridicule… C’est là, dans cet hôtel pas comme les autres, qu’il a trouvé refuge : on le connaît, certains chantent ses chansons, on l’aime bien, bref il n’est pas seul et il n’a pas besoin d’aller affronter, dehors, un monde dont il n’attend plus que sarcasmes et humiliations.
Deux nouveautés donc pour Gilles Marchand : les héros de son Requiem sont, d’une part, un groupe, une communauté, et d’autre part une femme. Ce qui nous change de ses romans précédents où le héros masculin était plutôt du genre solitaire. Que va-t-il donc se passer pour bouleverser la routine de cette communauté singulière mais discrète ? L’arrivée de Jolene, une femme ni très jeune, ni très belle, caissière de supermarché qui vient de perdre son job car elle a refusé de porter un badge avec son prénom. Jolene, ombrageuse, pas tapageuse, mais fonceuse, rebelle, cabossée : Jolene va redonner au groupe une forme de dignité, la capacité à se révolter, et l’énergie d’exister. Jolene, ça n’est pas son vrai prénom, mais celui de la chanson de Dolly Parton qu’elle écoute à longueur de journée. Comment cette femme va-t-elle devenir une pasionaria ? Quel va être son destin ? Gilles Marchand nous offre là un roman singulier, comme à son habitude, mais sans doute plus délibérément politique, et son Requiem prend une drôle de résonance en ces périodes confinées, troublées, fiévreuses. Tous ces personnages maltraités par la vie nous imprègnent d’une émotion durable et d’une révolte bouillonnante… Gilles Marchand a clairement franchi une étape supplémentaire dans son parcours d’écrivain, et, avec Requiem pour une Apache, il exprime une profondeur qui n’a rien de sage, et une énergie réellement contagieuse.
L’INTERVIEW
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Pour ce nouveau roman, deux grands changements chez vous, Gilles Marchand. Une héroïne féminine, et un groupe, une communauté.
C’est mon ancienne éditrice « poche », Stéphanie, qui m’avait dit que mon prochain cap serait celui où mes personnages féminins ne seraient pas des filles jeunes et jolies ! Cap franchi…
Jolene a une forme de beauté, malgré tout !
Oui, mais c’est une beauté qui se mérite, en quelque sorte. J’avais envie de parler de ce que c’est qu’une légende. A un moment du roman, un des personnages dit que si on adaptait l’histoire de Jolene au cinéma, on prendrait une actrice très belle. Ce qui serait une grave erreur, car si Jolene est devenue ce qu’elle est devenue, c’est justement parce que personne ne lui a jamais dit qu’elle était belle. Elle a toujours grandi en étant au mieux invisible – un peu comme Janis Joplin élue le mec le plus moche de son lycée…
Vous avez choisi d’avoir un narrateur extérieur qui raconte à la première personne.
J’ai toujours écrit à la première personne, c’est peut-être par confort que j’ai choisi ce narrateur. Et puis cela m’apportait une autre ligne narrative, cela me permettait de raconter l’histoire avec plusieurs années de décalage. Je trouve intéressant de voir comment on réécrit l’histoire.
Pourtant, ce narrateur n’est pas perçu comme quelqu’un de froid, d’observateur. Il est touché par tout ce qui se passe.
Oui, même s’il a eu son heure de gloire en tant que chanteur, on comprend que dès son arrivée, il était déjà blessé. C’est d’ailleurs ce qui unit toutes les personnes qui sont là ensemble. Toutes blessées, et surtout toutes résignées. Et c’est cela que remet en question l’arrivée de Jolene. C’est cela qu’aime le narrateur : cette façon qu’elle a de provoquer les questions. Pourquoi est-on résigné ? Par confort ? Sauf qu’au moment où ça pique trop fort, ou pas au bon endroit, la rébellion survient.
Ce qui frappe avec ce roman qui compte quand même beaucoup de personnages, c’est qu’on est tout de suite à l’aise avec eux, on les aime tous.
Voilà qui me fait plaisir, parce que c’était quand même un peu de boulot ! C’est vrai qu’il y a beaucoup de personnages, et je ne voulais pas que le lecteur qui voit revenir le personnage de Marie-Pierre au bout de quelques pages se demande qui est cette personne ! Il fallait les faire vivre tous. Je n’avais pas envie de mettre un liste des personnages au début du livre…
Et bien sûr chaque personnage a son rôle, c’est parfaitement scénarisé…
Il fallait qu’ils se heurtent de temps en temps, que certains soient plus réac que d’autres, que les uns ne soient pas d’accord et suivent le mouvement de rébellion, que les autres se disent qu’ils ont passé l’âge de ces conneries et qu’ils sont là justement pour qu’on leur foute la paix. Il n’y a qu’une seule personne qui a une activité à l’extérieur : Marie-Pierre, qui vend des encyclopédies. Tous les autres sont, de fait, enfermés à l’intérieur. Ils se sont retirés, et on leur a fait comprendre que c’était mieux qu’ils ne sortent pas… Ils finissent par être soudés et par ne plus pouvoir se séparer : c’est d’ailleurs à ce moment-là que ça casse. A partir du moment où l’un d’entre eux est éloigné du reste du groupe, rien ne va plus…
Le roman est marqué par plusieurs temps forts…
Oui : l’arrivée de Jolene, celle du contrôleur qui met le feu aux poudres et le départ bien involontaire d’un des personnages. Dans la deuxième partie du livre, on n’est plus dans une révolte mais pratiquement dans une guerre.
Cette révolte, puis cette guerre, comment les situer par rapport à un mouvement comme les gilets jaunes ?
C’est passionnant de voir ce qui se passe quand des gens qui n’ont pas de culture syndicale ou politique commencent à se mobiliser. Quand tout a commencé, le livre était déjà bien entamé, mais ça m’a vraiment fait réfléchir. A un moment, ils avaient mis des gamins assis au milieu de la rue, et les CRS ont chargé ! Pour faire un truc pareil, il faut ne jamais avoir fait de manifs. Mes personnages sont un peu comme ça : ils ne sont pas engagés politiquement, ils étaient tellement soumis que même l’idée de lutte les dépassait. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’humiliation…
Même pour ce personnage, ce promoteur immobilier qui a voulu amener la mer près de Paris ?
Paul est une résurgence des années 80 et 90 : les Tapie et compagnie. Pour ces gens-là, y compris des personnes comme les Balkany, on est face à une sorte de mégalomanie, ils se prennent pour les rois du monde, se comportent comme des propriétaires, ils ne s’arrêtent plus, ils se mettent à danser. Jusqu’à ce qu’on les arrête, éventuellement.
Comment sont nés les personnages ?
En-dehors de Jolene, tout a commencé avec Jésus, le patron de l’hôtel. J’aimais bien ce personnage un peu « tout n’est qu’amour ». Vu qu’en dehors de toute question religieuse ou de morale, finalement aimer son prochain c’est plutôt une bonne chose. Ça permet de se faire des amis… Ensuite est venu le couple d’anciens taulards : j’avais envie d’un vieux couple – je n’ai pas suffisamment exploité ces deux-là, peut-être dans un autre livre – ces deux-là ont passé leur vie à s’attendre, l’un dans une prison, l’autre dans l’autre. Ils sont bien dans leur rôle, et puis j’avais envie qu’il y ait de l’amour.
C’est la première fois qu’il n’y a pas d’enfant dans mon livre, sauf Antonin qui reste un enfant, en quelque sorte, donc il fallait apporter de l’amour. Et il ne fallait surtout pas de confusion : j’avais écrit une phrase où on pouvait deviner que tous ces gens dormaient les uns avec les autres, et puis j’ai compris que ça ne pouvait pas fonctionner, je l’ai supprimée très vite… A propos d’Antonin, c’est vrai que j’aime bien ces personnages un peu simplets, qui n’ont pas toutes les cartes pour jouer dans la vie. D’ailleurs on ne sait pas trop s’il est simplet ou s’il s’est résigné à ce qu’on a fait de lui parce que c’est plus simple. A la différence de l’ancien catcheur, qui s’en est pris tellement dans la figure qu’il aimerait bien avoir un rôle dans la société.
Bien sûr, il y a le narrateur : je voulais montrer la violence que cela représente, quand on a été tout en haut, de redescendre tout à coup, parce qu’on a décidé qu’il allait en être ainsi… On va te cracher dessus tout le temps de ta descente, et continuer quand tu es arrivé en bas, pas parce que tu as démérité, mais parce que ça fait rire. Je suis entièrement partisan de la liberté d’expression, je pense qu’on peut rire de tout. N’empêche : j’ai commencé à réfléchir à ça avec les Guignols. Par exemple, un type comme Jean-Pierre Papin, dont le boulot était de rentrer des buts, est soudain devenu celui dont on se moquait tous les soirs. Je n’ai pas spécialement envie de défendre Jean-Pierre Papin, mais honnêtement je n’aurais pas aimé que ça tombe sur moi… D’autant qu’on peut être méchant sans être humiliant. Par exemple, je me rappelle avoir fait partie de la sélection du Prix de la page 111. Ces gens-là n’étaient pas tendres, mais c’était l’affaire d’un soir sur Radio Nova. Si ça avait eu lieu tous les soirs sur Canal +, j’aurais trouvé ça moins drôle. La méchanceté, je ne trouve pas ça vraiment drôle en fait. Sauf si elle entièrement gratuite.
Pour en revenir au narrateur, je voulais décrire un type qui ne comprend pas ce qui lui est arrivé, en faire un personnage situé entre Christophe et Nino Ferrer, par exemple. Un musicien dont soudain, on décide qu’il est le summum de la ringardise alors que des années après ses succès, les gens se rappellent ses chansons, se souviennent avoir vécu de beaux moments en les écoutant… Je pense à tous ces gens, dans le domaine de la musique et du cinéma, qu’on a massacrés au nom de l’humour et qui se sont retrouvés, en très peu de temps, relégués au rang de la ringardise, et considérés comme « périmés ». Bien sûr, c’est encore plus terrible pour les femmes – je pense à Emmanuelle Béart. Et là j’aimerais bien qu’on déplace la cible : viser l’artiste et la chirurgie esthétique, c’est un peu facile. On pourrait peut-être penser à tous ceux – producteurs, réalisateurs, agents, voire spectateurs – qui à un moment donné ont décrété que cette femme était périmée… Est-ce que ce ne serait pas plutôt eux les coupables ? J’avais envie de parler de ça : chaque fois que j’entends quelque chose de cet ordre, je suis gêné. Car après tout, ce n’est pas parce qu’on est un personnage public que cela donne un blanc-seing aux autres pour se faire éreinter. Qu’on éreinte les œuvres, soit. Pas les personnes. Je me rappelle une interview d’Indochine. Le journaliste demande à Nicolas Sirkis ce qui s’était passé pendant les 10 ans où le groupe avait disparu. Sirkis blêmit et répond : « C’est simple : à chaque fois qu’on passait quelque part, on nous regardait en rigolant et en chantant « Isabelle a les yeux bleus », la chanson des Inconnus.
Dans vos romans précédents, il était question de personnages isolés, seuls. Là, on a le sentiment qu’il est vraiment question d’un collectif, d’une communauté. Pourquoi ?
J’aime bien l’idée de communauté, de bande d’amis. L’idée qu’on est plus fort quand on est plus nombreux. Jolene comprend que ce qu’elle a fait est peut-être plus fort que ce qu’elle pensait. C’est un hommage au collectif : seul, on n’arrive à rien. Qu’est-ce qu’on peut accepter d’une société, est-ce qu’on a le droit de rejeter certaines personnes ? Quand j’entends certains comiques se plaindre de ce qu’aujourd’hui, on ne peut plus rien dire, j’ai tendance à penser que c’est plutôt une bonne chose qu’un Bigard ne puisse plus balancer un certain nombre de vannes hyper trash et hyper sexistes… Même chose pour les blagues sur les handicapés : là, ma limite de tolérance est plutôt basse … Certains comiques nous ont montré qu’on pouvait faire autre chose. Mais c’est vrai qu’il faut avoir beaucoup de talent.
Donc ce personnage ex-star de la pop française, c’est une façon de mettre un coup de pied dans la fourmilière du petit monde des célébrités.
Oui, je voulais qu’il y ait dans le groupe un personnage qui ait eu une expérience de célébrité.
Que vouliez-vous exprimer en racontant l’évolution de cette vie collective ?
C’est un livre sur le collectif, le vivre ensemble, contre l’isolement et le rejet.
Est-ce que le livre aurait pu se terminer autrement ?
J’y ai réfléchi a posteriori. Depuis le début, je savais que ça allait se terminer comme ça. En fait, mes deux bouquins précédents étaient très pop. Celui-ci est plus rock, la trajectoire est rock. Il fallait que Jolene finisse comme ça : une histoire à la club des 27, une histoire de comète. Inconsciemment, je savais que mon modèle serait celui-là. Je voulais qu’elle entre en combustion assez vite : il n’y a pas de retour à la normale possible pour elle. Alors évidemment, j’aurais pu réunir tout le monde et les envoyer vivre en communauté dans le Larzac, mais ça n’avait pas beaucoup de sens, n’est-ce pas ? Je voulais qu’ils aient la conscience d’avoir vécu quelque chose de fort, qu’il y ait de la nostalgie.
Pourquoi avoir choisi cette chanson de Dolly Parton, Jolene ?
En dehors du fait que la chanson est magnifique, j’aime ce personnage incroyable, avec ses cheveux peroxydés, sa coiffure choucroute, sa poitrine imposante, à mi-chemin entre l’émouvant et le ringard, tellement américain…
Comme toujours, la musique a une grande importance dans ce roman.
Bien sûr, la musique fait partie intégrante de ma vie. Et puis je me suis amusé à faire quelques vidéos pour le livre, dont certaines sortiront au moment de la publication. J’avais aussi hésité à écrire la chanson, le « tube » de mon narrateur. C’était tellement tentant, mais aussi vraiment casse-gueule ! En plus, en cette période de confinement, on nous a demandé de nous filmer, nous, écrivains, en train de raconter notre livre… Certaines bandes annonces sont vraiment pros, mais d’autres sont tellement amateurs que c’en est triste. Je me suis donc lancé dans ces petites vidéos avec mon appareil photo, sans aucun matos !
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Requiem pour une Apache de Gilles Marchand
Aux Forges de Vulcain, août 2020
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