Si vous faites partie de ceux qui comme moi ont été séduits ( subjugués?) par Modesta, héroïne symbole de la liberté de vivre que Goliarda Sapienza fait rayonner dans son livre majeur resté longtemps non publié, L’art de la Joie, et si vous avez glané quelques éléments biographiques sur l’auteur vous risquez peut-être, vous aussi, de pencher un peu hâtivement vers une équation simple: Modesta = Goliarda. Et bien pas non, pas vraiment! C’est l’immense mérite de la biographie riche et précieuse que publient les éditions du seuil, Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, que de remettre les choses en place. Son autrice, Nathalie Castagné, possède une légitimité particulière à parler de l’autrice italienne puisque qu’elle connaît mieux que personne l’ensemble de l’œuvre dont elle a assuré la traduction en français, d’abord chez Vivian Hamy puis, pour les parutions les plus récentes, aux éditions du Tripode où la bibliographie complète de Goliarda Sapienza est désormais disponible.
Il faut même sacrément bien connaître et la vie de Goliarda Sapienza et son œuvre littéraire pour arriver à faire émerger des éléments factuels stables et non contestables de la biographie de celle qui voulait se hisser au niveau des plus grandes, notamment d’Elsa Morante dont elle enviait le succès massif et populaire. Pourquoi ce travail est-il si difficile? D’abord parce que les éléments matériels sont parfois extrêmement nombreux, parfois inexistants, mais surtout fréquemment contradictoires. Ils le sont d’ailleurs également avec les éléments autobiographiques que Goliarda Sapienza sème elle-même avec ce prétendu statut dans ses ouvrages et dont l’examen ne résiste pas toujours aux tests de cohérence ou de vraisemblance. Vie et œuvre s’entremêlent ainsi en un réseau touffu, dessinent un puzzle gigantesque dont il manquerait des pièces; heureusement, Nathalie Castagné, nous y guide avec prudence, mesure et la précision des sources.
On est tout d’abord assez stupéfait que cette jeune italienne née en 1924 dans l’Italie fasciste de parents socialistes engagés soit aussi et peut-être tout d’abord la petite fille un rien perdue d’une famille recomposée aussi incroyable que peut-être légèrement dysfonctionnelle. Goliarda est en effet le féminin inexistant (!) de deux Goliardo morts l’un (fils de son père) à 14 ans et l’autre (fils de ses deux parents) à quelques mois. C’est cette place étrange et bien lourde d’hérédité que la jeune femme va devoir occuper au sein d’une famille qui pense et qui vibre, mais élevée plus par son grand frère Ivanoé que par une mère accaparée par ses engagements politiques et assez distante. Une place étrange, dans une famille qui ne l’est pas moins puisque Goliarda Sapienza devra composer avec la vision trouble de membres de sa fratrie élargie qui fricotent ensemble ou celle d’un père avocat des pauvres qui exerce ses assiduités déplacées auprès de sa belle fille Olga, voire peut-être au delà …
C’est sous la menace permanente de devenir enfin femme ( Sicile oblige, devenir une femme est d’abord une difficulté !) qu’elle fera ses débuts dans une vie où la place de la sexualité restera ambivalente. L’étude de Nathalie Castagné pointe ainsi l’importance de la construction de la vie affective de Goliarda auprès des hommes et des femmes qui marqueront sa vie avec plus ou moins de bonheur: les figures féminines qui l’attirent et que la gifle de sa mère Maria placera irrémédiablement dans une zone au parfum d’interdit; le cinéaste Francesco Maselli qui la présentera à Visconti et dont la fidélité affective lui restera acquise bien au delà de leur union; le psychiatre Ignazio Majore qui la soignera lors de sa première tentative de suicide et qu’on aurait bien envie d’étrangler tant on voit le poids qu’il aura dans ce qui la conduira à la seconde; et enfin le dernier compagnon Angelo Pellegrino qui se dévouera entièrement à la publication de son œuvre mais qui ne sera déjà plus son partenaire quand Goliarda mourra seule au pied d’un escalier, d’un cœur héréditairement faible.
« Tout vivre avec une intensité supérieure à la normale semble d’emblée le destin de Goliarda Sapienza. Mais l’hypersensibilité qui la fragilise va de pair avec une force vitale puisant à la même source de son rapport, et son rapport aussitôt créatif , à ce qui l’entoure. Ne rien éprouver est sans doute la seule malédiction, et faire quelque chose de quoi que ce soit – négatif comme positif- change tout. »
─ Nathalie Castagné, Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza
Mais au delà de ces premiers chapitres forts éclairants le cœur du travail de Nathalie Castagné s’attache à nous faire prendre la mesure du lent processus de genèse qui a conduit à la constitution de l’autrice extraordinaire que nous lisons aujourd’hui dans des livres si forts. Elle explique, passages des textes à l’appui, comment celle-ci va émerger petit à petit de ses premières tentatives artistiques, au théâtre puis au cinéma, et comment de renoncements en nouvelles entreprises créatrices elle va progressivement parvenir à devenir l’écrivaine à qui l’édition italienne n’aura pas su faire assez tôt la place qu’elle méritait. Tous les fascismes que Modesta prétend combattre les uns après les autres dans L’art de la joie, Goliarda aura elle aussi à leur livrer bataille pour devenir qui elle est et pour garder son cap là où les circonstances auraient dû la décourager. Plus encore, sa traductrice nous montre comment de façon paradoxale et magnifique c’est par moment Goliarda qui apprend de son héroïne Modesta, qui puise en elle la force de se hisser encore et toujours au dessus des contingences et des bassesses d’un conformisme ou d’une caste intellectuelle aussi indispensable à la carrière de l’artiste que décevante.
Au terme de ces mouvements de spirales que traduit parfaitement le titre de la biographie, Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza, c’est le processus de création de l’artiste par son œuvre, ses échecs et ses revirements que nous refaisons à ses côtés. Celui-ci sera également un parcours politique qui mènera la petite fille de révolutionnaires dans une lutte contre les conformismes de tous poils (notamment ceux de sa propre famille politique) et les structures de domination. Modesta venait d’une famille pauvre, Goliarda Sapienza d’une famille de petits bourgeois; mais c’est cette dernière qui tirera le diable par la queue toute sa vie, vivra d’expédients et finira par voler sa propre amie. Ce vol, cet acte sacrilège et mesquin, elle le revendiquera dans une instrumentalisation pleine de panache comme un acte politique, achevant ainsi, sur la fin de son existence, sa libération définitive vis-à-vis de toute matérialité.
« Oui tout ce qui a compté pour Goliarda Sapienza est présent dans L’Art de la joie. Tout ce qui a compté affectivement, mais elle ne s’arrête pas là. Histoire et politique font partie d’elle dès l’origine, et forment une partie non négligeable du livre. »
─ Nathalie Castagné, Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza
Il manquait à l’œuvre littéraire de Goliarda Sapienza une biographie à la hauteur de sa complexité et de ses enjeux. Nathalie Castagné nous offre cet outil de travail, indispensable à tous ceux qui voudront explorer le continent Goliarda Sapienza, tenter de comprendre les lignes de forces et les inévitables contradictions d’un personnage et d’une œuvre magique et indispensable dont l’originalité et la liberté sont à la mesure de la puissance.