Juan Marsé est un auteur espagnol disparu en 2020 qui reste finalement peu connu en France et c’est bien dommage. Il n’a pourtant pas son pareil pour installer des ambiances, originales et insolites et pour les peupler de personnages atypiques qui vous trottent longtemps dans la tête. On pense bien sûr à l’inoubliable couple Teresa et Manolo du superbe, Teresa l’après-midi, chef d’œuvre du barcelonais. Ce bref roman d’une petite centaine de pages et au titre d’une absolue poésie, Heureuses nouvelles sur avions en papier, ne fait pas exception. Lui c’est Bruno, fils d’un couple de hippies, abandonné par un père encore largement marginal et qui tente sans succès de se rapprocher de son fils. Elle c’est madame Pauli, transcription hispanisée de son nom polonais Pawlikowska. Ayant fui Varsovie en 1941 elle deviendra danseuse de revue en Espagne. Une petite vieille bien rangée qui n’a plus qu’un perroquet comme compagnon, si elle n’avait pas cette habitude étrange de jeter par la fenêtre tout un tas de choses et notamment d’étranges avions en papier porteurs de messages sibyllins.
« De sa cage, le perroquet Jacinto réclama son attention, mais elle ne le regarda pas : elle se dirigeait d’un pas vif et décidé vers le balcon inondé de soleil, tête bien droite et regard fixe et un peu halluciné, quoi que ce fût qui la poussait. Elle déposa sa canne parmi les fleurs et tâta le vide au-delà de la rambarde en fer qui brûlait au toucher, regarda en bas avec une inquiétude soudaine et, durant un bref instant, Bruno eut l’impression que sa main en l’air se détachait du réel et s’introduisait dans le monde de la vision. Indifférente à l’implacable fléau du soleil, elle tenait l’assiette au-dessus du vide, comme si elle faisait une offrande »
– Juan Marsé
Mais au cours de ces chaudes journées de vacances, d’autres choses plutôt étranges surviennent. D’abord la rencontre de deux gamins sales et démunis avec lesquels Bruno va conclure un petit marché de sous-traitance : ramasser les avions lancés par Madame Pauli pour les lui redonner, et surtout organiser son approvisionnement en papier. Bruno en profite pour contracter une dette de quelques piécettes auprès des garçons, histoire de bien montrer qui est le chef. Mais quand Ruth, la mère de Bruno lui indique ne pas voir ses nouveaux amis sur le trottoir, Bruno comprend que la situation lui échappe… Tous les personnages de Juan Marsé parviennent, grâce à une narration qui s’appuie sur quelques touches singulières, à trouver une épaisseur assez remarquable au regard de l’économie des moyens déployés par l’auteur. Ils nous deviennent vite familiers, attachants, bien qu’également toujours légèrement irréels.
« Même vus à la lumière éclatante de midi, quand le soleil cherchait à incendier la rue et à aviver ses couleurs, leur aspect offrait une tonalité grise uniforme, comme s’il s’agissait de deux gosses échappés d’un film en noir et blanc, voilés par l’ombre passagère d’un nuage ou peut-être surgis de cette divagation songeuse qui se forme dans l’esprit de celui qui a soudain l’impression, sans qu’il y ait de raison à cela, qu’il a déjà été là, d’avoir déjà vu ce qu’il voit ; c’était comme si les frères Rabinad étaient venus rendre à la triste ruelle une ancienne puissance, une mémoire abolie de pauvreté et de pénurie, la conscience vague que ce que Bruno voyait là et à présent, ces trottoirs défoncés où poussait encore l’herbe et ce caniveau noirâtre marqué de cicatrices de jeux d’enfants, avait un jour guère lointain appartenu à des enfants aux yeux furieux qui se battaient à coups de pierres, de poing et de pied; »
– Juan Marsé
Avec cette histoire simple et profonde, dont il ne faut pas trop dévoiler les rebondissements pour laisser au lecteur tout son plaisir de découverte, Juan Marsé invite à une réflexion douce mais déchirante sur notre mémoire collective. La narration flirte avec l’étrange, le fantastique, et nous déstabilise insidieusement. Quel est ce passé que Madame Pauli a emmené avec elle jusqu’en Espagne ? Qui sont ces garçons affamés et évanescents ? Quel sens cela a-t-il pour un père de venir retrouver un fils qu’il n’a quasiment pas vu depuis une dizaine d’années ?
Nous venons tous de quelque part et nous devons composer avec ce qui fût avant nous et qui continue à habiter le présent. Bruno ne pourra pas rembourser les garçons et cette dette définitive symbolise magnifiquement la dette que nous avons tous les uns envers les autres pour continuer à transmettre les bribes d’histoire qui nous constituent, pour combler les manques et les trous des petites et de la grande Histoire, pour ne pas être simplement là mais pour savoir que nous allons de lieux en lieux poussés par les vents, comme de fragiles avions de papier.
Heureuses nouvelles sur avions en papier
de Juan Marsé
Traduit par Jean-Marie Saint-Lu
Christian Bourgois, Février 2023