On peut faire une bande dessinée sur le football sans s’adresser aux seuls amateurs de ballon rond. C’est le pari tenu, et remporté, par Jean-Michel Deveney et Lelio Bonaccorso dans Une histoire populaire du football. Un album qui, dès la première page, annonce la couleur : ici, il ne sera pas question de records ou de palmarès, mais de luttes sociales, de résistances et de combats politiques. Et si ce sport roi est le fil rouge, ce n’est que pour mieux raconter ce qu’il charrie en creux : des affrontements de classes, des tensions coloniales, des récits de dignité ou même des épopées socialement transcendantes. Cette bande dessinée est en réalité l’adaptation du livre de Mickaël Correia, journaliste à Mediapart, connu pour inscrire sa plume au cœur de rapports de domination auxquels le football est loin d’échapper.
« Il faudra attendre cinquante ans pour que la Fédération anglaise de foot revienne sur le bannissement des femmes du ballon rond »
─ Deveney, Correia et Bonaccorso, Une histoire populaire du football
Le récit commence loin des projecteurs, dans les ruelles boueuses de l’Angleterre médiévale. Là, le football n’a encore rien de noble. C’est une joyeuse mêlée, populaire, bordélique et indisciplinée. On s’y cogne, on y crie, on y célèbre une forme de liberté collective. Mais très vite, les puissants s’en inquiètent. Les élites codifient, disciplinent et inventent des règles pour canaliser cette énergie subversive. Le football devient un sport de gentlemen.


Mais le terrain reste glissant. Les ouvriers, loin de se plier sagement à cette nouvelle norme, récupèrent ce football policé et en font, à leur tour, une arme. Dans les usines du nord de l’Angleterre, les mineurs forment des équipes, les syndicats organisent des championnats et les tribunes deviennent des lieux de vie et de lutte. Le sport redevient populaire, tout en utilisant les armes de l’adversaire. Toute la force de l’album est là : montrer comment chaque époque tente de réorienter le football, d’en faire un miroir ou un levier idéologique.
Les auteurs construisent ensuite leur récit par chapitres, comme autant de vignettes historiques. Le Brésil, par exemple, ne se contente pas de danser avec le ballon. Il abrite aussi l’affrontement silencieux entre deux légendes : Garrincha, l’enfant des favelas, génie instinctif, hédoniste et joyeux, contre Pelé, l’athlète discipliné, figure de l’excellence imposée. L’un incarne le plaisir et la débrouille, l’autre la rigueur et la stratégie. Deux visions du monde, en somme.
On croise aussi l’ombre immense de Maradona, pibe parmi les pibés (ces enfants de quartier roublards), icône d’un peuple argentin blessé. Viscéral, magique, tragique. Plus qu’un joueur : un gamin des quartiers qui devient déifié, avant de se consumer dans ses excès. Le football comme ascenseur social. Un ascenseur qui monte très haut et peut redescendre aux sous-sols.

D’autres récits marquent davantage par leur gravité. Matthias Sindelar, “l’homme de papier”, star autrichienne qui refuse de jouer pour l’Allemagne nazie après l’Anschluss. Un pied de nez à Hitler qui, on l’apprend ici, n’assistera qu’à un match de football, sport qu’il détestait, au cours de sa vie pour une humiliante défaite de l’Allemagne aux JO de 1936. Pour revenir à Sindelar, il mourra peu après avec sa femme dans des circonstances troubles. L’histoire du football n’est jamais très loin de celle des régimes.
Et puis il y a les femmes. Celles que la guerre a autorisées à jouer, faute d’hommes sur le terrain. Les fameuses “munitionnettes” anglaises, acclamées par des milliers de spectateurs jusqu’au jour où la Fédération interdit aux clubs masculins de prêter leurs stades à ces joueuses trop visibles. L’émancipation n’a de place que dans les interstices.

La fresque est mondiale. On y traverse les continents, les conflits, les dictatures. Comme en 1974, lorsque les joueurs du Zaïre, envoyés à la Coupe du Monde sous les ordres de Mobutu, sont menacés de sanctions, voire de travaux forcés, s’ils subissent une humiliation. Le terrain devient alors un théâtre de la peur, loin du jeu.
Graphiquement, Lelio Bonaccorso fait des merveilles. Son trait, parfois nerveux, parfois contemplatif, épouse les époques, module les ambiances, sans jamais tomber dans le cliché documentaire. Les cases sont vivantes, traversées d’une énergie sobre, juste. Et Deveney, au scénario, réussit l’exploit de condenser un propos dense sans le diluer. Le récit avance, fluide, rythmé, comme un match sans temps mort.

Une histoire populaire du football est un album engagé, mais jamais dogmatique. Il n’a pas besoin de forcer le trait : les faits parlent d’eux-mêmes. Cette bande dessinée est un livre de mémoire, un manuel d’émancipation, un hommage vibrant à celles et ceux qui ont fait du football un lieu de lutte, de joie, de résistance. On y entre pour le sport, on y reste pour l’histoire.