[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#4e9c5b »]D[/mks_dropcap]epuis London Orbital, paru en 2002 en Angleterre, le très prolifique auteur d’origine galloise Iain Sinclair travaille à une « psychogéographie » de Londres. Dans ce premier récit, il racontait une expérience de marche le long de la M 25, cette route express qui fait le tour de Londres par l’extérieur.
Dans le deuxième volet du projet, London Overground, paru en 2015, il suivait l’itinéraire de la ligne Ginger de Londres, la ligne ferroviaire à ciel ouvert la plus récente inaugurée par Boris Johnson en 2010, qui relie certains des « villages » les plus typiques de Londres : 35 miles en une journée…
Dans le Guardian, il dit :
Si la M 25 constituait la géographie significative de l’ère Thatcher, un paysage d’hôpitaux désaffectés, convertis en résidences huppées dénuées d’histoire, cette nouvelle ligne n’était en fait pas nouvelle du tout. C’est un dispositif destiné à faire exploser les valeurs immobilières. C’est pourquoi cette ligne m’a semblé constituer le bon choix pour symboliser notre époque contemporaine en souffrance.
London Overground s’accompagnait d’ailleurs d’un film documentaire que l’on peut voir ici. On l’a compris, les livres de Iain Sinclair ne sont pas des histoires de randonnées…
Avec Quitter Londres, Iain Sinclair boucle la boucle, si l’on peut dire. Et il ne choisit pas cette fois un itinéraire tout tracé, mais une exploration aux motivations secrètes, personnelles, de la ville dans laquelle il vit depuis si longtemps. Une exploration en forme d’au revoir, sans tragédie, sans larmes, mais néanmoins inéluctable.
Dès le tout début du livre, Sinclair rappelle une vision signée Ford Madox Ford en 1909 : …que Londres, notre ville en expansion, engloutirait Oxford, Cambridge et les villages de la côte sud dans un rayon de 100 kilomètres.
Iain Sinclair démarre son savant vagabondage avec le HMS Haggerston Park, un drôle de parc en forme de bateau situé dans le quartier de Hackney, non loin du domicile de l’auteur.
La promenade commence par une rencontre : un homme qui, tout au long de la journée complète qu’a duré la déambulation de l’auteur, n’a pas bougé d’un iota, calé par un amas de vieux coussins et de sacs en plastique, derrière un écriteau où l’on peut lire : Même une petite pièce m’aide. Cet homme-là est le premier compagnon involontaire de l’itinéraire de Iain Sinclair, qui dit volontiers que la personne avec qui l’on marche est aussi importante que le chemin qu’on fait.
Quand j’ai fait une marche avec Will Self, l’homme pressé, qui a duré toute une journée, je me suis aperçu que le soir même, Will avait déjà écrit son papier pour le quotidien du soir, remarque-t-il avec un brin d’amusement.
Sinclair procède à une observation attentive de ce qui l’entoure, les végétaux comme les humains, l’architecture et l’histoire des bâtiments, jusqu’à l’étymologie des noms de lieux. Il écoute aussi : les sons des conversations des hommes et des femmes, les bavardages en anglais ou en d’autres langues.
L’auteur se met dans les pas d’un drôle de bonhomme en casquette rouge et s’embarque dans une réflexion où surgissent Jack London, Charles Dickens et Thomas de Quincey, des outsiders qui apparaissent génération après génération, comme des provocations contre le ténia des récits autoréférentiels de Londres.
Tout au long de son récit, Sinclair va partager avec nous cette expérience totale, sensorielle, littéraire, poétique mais néanmoins réaliste et sans concession. La vie de la ville, ses personnages, ses secrets et ses faits divers sordides, tiennent également une place considérable, tout comme les phénomènes de gentrification qui touchent toutes les capitales, mais qui à Londres ont pris une ampleur particulière.
Quant à la politique et à la sociologie urbaine, elles sont présentes à chaque pas, avec les destructions irrémédiables des bâtiments et des quartiers, la mise en fuite de la vie d’avant, des manifestations de la culture populaire…
Si l’un des atouts de ce récit est effectivement le désir qu’il nous donne de lire les auteurs qu’il invite, l’autre est certainement sa capacité à nous donner envie de nous glisser dans les pas de Iain Sinclair, et de mettre notre propre culture personnelle et notre sensibilité à l’épreuve de son parcours.
La sensation est d’autant plus vivace qu’on aura ressenti, au travers d’une fréquentation de Londres moins assidue que celle de Sinclair, la dérive et la dévoration à l’œuvre dans cette ville monstre ces trente dernières années, depuis l’époque Thatcher jusqu’aux Jeux Olympiques qui ont porté le coup de grâce à certains quartiers-villages.
Quitter Londres s’achève avec un chapitre intitulé Brexit ou rien, consacré à une marche en forme de pèlerinage qui part de Waltham Abbey, au nord de Londres et file vers Battle Abbey, le site de la bataille de Hastings.
Une procession qui réunit l’auteur (« le scribe de l’expédition ») et des amis artistes, musiciens, poètes symboliquement « repoussés vers la côte » s’arrêtant au passage pour expliquer leur pèlerinage aux passants, à la veille du référendum sur le Brexit… La procession traverse la banlieue, puis « Olympicopolis » : une adresse de prestige dans un lieu où les ambulances ne vous trouveront pas…
Les WC, quand on réussit à les trouver (…) se remplissent à un niveau prédéterminé et tirent eux-mêmes la chasse quand ils sont pleins. Voilà qui fait rêver au nouveau monde…
Et la marche se poursuit, repart de Greenwich, avec son Millenium Dome dont Iain Sinclair dit, sans pitié : un dôme, certes, avec du vide dessous...
De repères historiques en villages typiques en passant par les villes neurasthéniques, les chantiers routiers… Jusqu’à Hastings et ses boutiques touristiques qui proposent arcs, flèches et plans de bataille.
C’est avec Alan Moore que se termine cette course : il semble être l’ancre au centre de l’Angleterre, et le centre de ce centre (…), avec un hommage appuyé à son œuvre, Jerusalem : Alan Moore a bâti un roman de mille pages, Jerusalem, à partir de la matière britannique.
Une chose est certaine : Iain Sinclair, avec Quitter Londres, vient de nous donner là une œuvre incomparable, un récit aux innombrables ouvertures, une source de réflexion inépuisable, un constat sévère mais juste, un monument d’intelligence et d’érudition.
Quitter Londres de Iain Sinclair
traduit par Maxime Berrée – Éditions Inculte
Le site « officiel et non-officiel » de Iain Sinclair (approuvé par l’auteur)
Cela semble très intéressant, je le note. Merci. J’aime les récits sociologiques sur l’Angleterre.