[dropcap]M[/dropcap]artin Amis est probablement l’auteur anglais qui a fait l’objet des controverses les plus animées ces dernières décennies : qu’il s’agisse de sa prétendue misogynie, de ses prises de position anti-islamistes ou d’autres motifs un brin plus frivoles, rien n’a été épargné à celui qui continue néanmoins à figurer dans la plupart des classements des meilleurs auteurs anglais. Provoc, maladresse ? Martin Amis pourrait sans doute nous en dire plus sur l’art de se faire des ennemis, s’inspirant ainsi du peintre Whistler dont le livre The Gentle Art of Making Enemies est peut-être plus connu que son œuvre picturale.
En l’an 2000 déjà, Amis se lançait dans une œuvre autobiographique avec Experience, où il explorait en profondeur sa relation avec son père, le romancier Kingsley Amis, connu comme l’un des chefs de file du mouvement des « angry young men ». Aujourd’hui, Amis a 20 ans de plus, et a choisi de centrer Inside Story sur les hommes qui ont le plus compté pour lui : son mentor Saul Bellow, le poète Philip Larkin et son ami l’auteur-journaliste Christopher Hitchens. Trois héros morts : la figure tutélaire, le personnage énigmatique et l’ami fidèle…
D’emblée, dès les premières pages, Martin Amis cède à l’un de ses principaux péchés mignons : l’irruption de l’auteur dans sa propre narration. Car on n’oubliera pas que sur la couverture de Inside Story figure le mot « roman »… Amis nous invite donc aimablement chez lui, où il se propose de tout nous dire (enfin, ce qu’il choisira de nous confier… :
« Bienvenue ! Prenez la peine d’entrer… Tout le plaisir et le privilège sont pour moi. Laissez-moi vous débarrasser… »
Martin Amis
Joueur, mais pas seulement : là où un Will Self bat en brèche la narration, Martin Amis la revendique, même si sa narration à lui est truffée de pièges. Pourquoi avoir choisi d’axer le livre sur trois personnages ? Sans doute parce qu’à travers eux, Martin Amis nous en dit beaucoup sur lui, et nous révèle son évolution d’écrivain et d’homme. Pourquoi avoir choisi trois héros disparus ? Sans doute parce que la mort et la vieillesse font partie des thèmes principaux du livre. Il est étrange de lire ces mots-là sous la plume de Martin Amis qui, pour ses lecteurs, représente l’audace juvénile, la provocation et l’énergie de la jeunesse. D’autant plus que l’homme a montré à plusieurs reprises que vieillir n’était vraiment pas sa tasse de thé…
En même temps que ces deux thèmes, l’auteur, inévitablement, se penche sur la notion de filiation et en dit un peu plus sur les rumeurs qui affirment qu’il est en réalité le fils biologique de… Philip Larkin ! Cette rumeur naîtra d’une drôle de femme qu’Amis aima dans sa jeunesse, une certaine Phoebe Phelps dont il nous parle avec une cruauté mâtinée de tendresse, même si elle a jeté dans sa vie le genre de pavé dans la mare qu’on préférerait éviter. D’autant que dans la carrière de Martin Amis, sa position de « fils de » a joué un rôle important, pour le meilleur et pour le pire.
Martin Amis, en plus d’être romancier, est un critique littéraire et un intervieweur hors pair. C’est donc aussi un lecteur attentif, vigilant, analyste pas toujours bienveillant. Du coup, Inside Story est aussi une sorte de roman d’apprentissage, une exploration de son art par l’artiste lui-même, avec une conscience très forte de ses influences, de ses erreurs et de ses réussites. Pour quiconque s’intéresse à la littérature, et encore davantage pour ceux qui écrivent, Inside Story constitue aussi une sorte de mode d’emploi de l’écriture. Le roman regorge de réflexions sur le style, la narration, la méthode, l’usage de la mémoire et de la réalité : de Saul Bellow à Nabokov, Martin Amis dresse un catalogue vivant de ceux qu’il admire et qui l’ont inspiré, et reconnaît : « Si vous avez lu mes romans, vous savez déjà absolument tout de moi. De sorte que ce livre n’est qu’un supplément – mais les détails, après tout, sont souvent bienvenus. » (…) Bon prince, il nous avertit : « Quoi qu’il en soit, je vous fournirai quelques bons tuyaux techniques – par exemple, sur l’art de composer une phrase qui sonnera comme de la musique à l’oreille du lecteur. Mais prenez avec des pincettes tout conseil que je pourrais vous donner. » Eh oui, Inside Story est truffé de pièges, et vous apprendra, entre autres choses importantes, à vous méfier des conseils d’écrivains.
En tout cas, Martin Amis a beau nous mettre en garde, il nous a « alpagués » dès son « Prélude » et les 700 pages qui suivent se tournent comme dans un rêve. C’est que ses propres conseils, Amis les applique d’abord à lui-même, et sait insuffler à ses lecteurs le doux poison qui fait qu’il est impensable d’abandonner le livre après l’avoir commencé. Il mélange avec art son autobiographie personnelle avec sa vie d’écrivain, qui sont de toute façon à peu près indivisibles. Bellow est son maître, c’est aussi son ami. Hitchens, qu’on connaît moins de ce côté-ci de la Manche et de l’Atlantique, mais qui fait figure d’auteur-culte dans les pays anglo-saxons, est son ami de jeunesse, celui auprès de qui il restera jusqu’au bout. Philip Larkin, poète d’après-guerre solitaire et excentrique, à la fois lyrique et ironique, occupe une place bien à part dans la littérature anglaise… et dans la vie de la famille Amis.
Au fil des pages, on rencontrera, entre autres, Iris Murdoch, les amis fidèles Ian McEwan et Salman Rushdie, Graham Greene, et même JMG Le Clézio, « blond-hâve-élégant ». On pourra d’ailleurs, si l’on est un brin patriote, s’agacer de la vision qu’a Martin Amis de la France et de ses milieux littéraires… Et bien sûr, les questions qui préoccupent l’auteur, la question juive et le terrorisme islamiste, sont abordées, avec une large place accordée au traumatisme du 11 septembre. Inside Story est un roman, nous dit-on. Et effectivement, au milieu de tous ces personnages bien réels se glissent des hommes et des femmes dont on ne sait trop s’ils sont réels ou fictifs… Et en réalité, on finit par ne plus avoir besoin qu’on nous mâche le travail : où est la fiction, où est le réel ? La seule chose qui compte, c’est ce que l’écrivain fait de ces deux choses-là, n’est-ce pas ?
Martin Amis n’a rien perdu de son humour cinglant, de sa clairvoyance et de son esprit critique. Mais les pages où il évoque la fin de vie de Saul Bellow, atteint d’Alzheimer, et celles où il raconte les derniers moments de son ami Christopher Hitchens sont autant de plaies ouvertes, bouleversantes, cruelles, qui font de cette Inside Story un livre où, pour une fois, on a la sensation que Martin Amis tombe le masque et laisse entrevoir l’homme fragile et sensible qu’il a longtemps pris soin de nous dissimuler. Roman ou autobiographie, ce livre à la construction et à l’écriture virtuoses est un véritable joyau d’intelligence, une mine d’or dans laquelle on peut puiser inlassablement toutes sortes de richesses.
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Inside Story de Martin Amis
traduit de l’anglais par Bernard Turle
Calmann-Lévy, Janvier 2021
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Image bandeau : Photo de Maximilian Schönherr / 17/03/2012 / WikiCommons