[dropcap]C[/dropcap]’est une bande d’amis devenus frères d’armes et compagnons musicaux à force de battre le pavé dans les rues de Dublin. Jadis enragés, désormais plus spleenétiques, ils se sont récemment affranchis du carcan indie-rock avec un deuxième album, A Hero’s Death, plus intime, plus poétique aussi, qui laisse figurer un bel avenir de rock lettré et sans concession. De passage à Paris pour un concert à la maison de la radio, voici les impressions de Grian Chatten (chanteur) et Tom Coll (batteur) sur les temps qui courent et la nécessité de la culture…
On va commencer par parler de votre dernier album, qui à mes oreilles, sonne comme étant moins en colère, plus résigné, et ça se transmet aussi par la musique: les salves de guitares enragées ont été remplacées par des accords mineurs…
Grian Chatten : Oui, j’ai bien l’impression que ce disque est un peu plus résigné que le premier, plus contemplatif, pensif aussi, c’est l’état dans lequel on se trouvait quand on l’a composé.
Tom Coll : Quand on travaillait sur le premier disque, on vivait tous à Dublin, tous ensemble en colocation. Ça faisait 5 ans, et d’une certaine façon, on a perdu nos illusions envers cette ville, avec toutes ces inégalités qui s’y accumulent, tous ces gens qui luttent pour s’en sortir. On galérait aussi, on vivait dans des endroits vraiment pourris, et on voyait autour de nous des problèmes de drogue, des sans-abris… Mais en même temps, on s’éclatait à fond avec nos amis, alors je crois que le premier disque est le reflet de toutes ces contradictions.
Pourquoi l’un des titres s’appelle-t-il « Televised Mind »?
Grian Chatten : Je crois que c’est une référence aux réseaux sociaux, toutes ces choses que les gens de mon âge mettent en scène. D’une certaine façon, ils ont télévisé leurs esprits.
Parlons de ça justement, j’aime votre musique et mon fils aussi, j’ai environ 15 ans de plus que vous et mon fils 15 ans de moins. Diriez-vous que votre musique transcende les générations ?
Tom Coll : Oui, c’est sûr. C’est tellement génial aux concerts, quand on voit à quel point notre public est varié. Je crois que tu as raison, et ça s’est élargi récemment. J’ai l’impression que nos fans viennent d’horizons beaucoup plus larges.
Et vous considérez-vous comme faisant partie d’une génération de jeunes groupes de rock ?
Grian Chatten : C’est sûr que nous faisions partie d’une vraie scène à Dublin à nos débuts, mais par contre, je ne sens pas vraiment d’affinités avec ce qui se passe au Royaume-Uni, où ils réagissent plus à ce qui se passe sur le plan politique, à l’actualité, alors que nous, on utilise nos impressions et nos sensations comme point de départ.
Et la scène des années 80 et 90 en Irlande, car une partie de votre musique me fait penser à ça, vous avez écouté des groupes comme Microdisney ou A House ?
Grian Chatten : Franchement, je n’avais jamais entendu parler de ces groupes jusqu’à ce qu’on commence à nous comparer à eux, Whipping Boy, A House, tout ça, je les ai trouvés en ligne. Avec Whipping Boy, je ne comprends pourquoi on nous compare à eux, c’est plutôt un bon groupe, par contre, A House… .
Tom Coll : Je ne les ai jamais écoutés en fait.
Grian Chatten : Le chanteur travaille beaucoup ses paroles, mais c’est à peu près tout.
Et existe-t-il des groupes d’aujourd’hui auxquels vous vous identifiez, en Irlande ou autre part ?
Grian Chatten : Euh, on est potes avec plein de groupes, mais en ce qui concerne l’identification en tant que telle… il y a un lien d’ancrage qui nous unit, c’est sûr, avec Girl Band ou Murder Capital, des gens comme ça, et c’est bien qu’on soit proches, mais je ne sais pas si on s’identifie à eux musicalement par contre, on sonne vraiment différemment.
Mais il y a des affinités personnelles…
Tom Coll : Oui, c’est sûr !
Et que pensez-vous de Paris et de la France ?
Grian Chatten : Moi j’y habite maintenant !
Ah bon ? Et pourquoi as- tu choisi de venir ici ?
Grian Chatten : On a fait une pause avec le groupe évidemment, pendant le confinement, et j’ai toujours eu envie de venir à Paris alors j’ai décidé de me poser ici. Les autres gars sont aussi partis vivre ailleurs, Londres, New-York… .
Et tu te reconnais dans la culture française ? C’est aussi un pays catholique…
Grian Chatten : Pas dans l’aspect catholique, mais alors pas du tout, et toi ?
Tom Coll : Je crois que je me sens proche de la France parce que la Bretagne est une région celte, mais pas à un niveau religieux, sûrement pas.
Grian Chatten : Je crois qu’il y a un esprit de rébellion, ce petit côté écorché vif qu’ont les Français, c’est ce qui nous rapproche le plus.
Tom Coll : Oui, je me reconnais là-dedans moi aussi.
Comment s’est passé le confinement pour vous, personnellement. Vous étiez en Irlande ?
Tom Coll : Oui et c’était assez paisible pour moi. Je suis rentré et j’ai vécu chez ma maman pendant 3 mois environ, ce que je n’envisageais pas du tout de faire à 25 ans, mais c’était très doux et reposant en fait, de rentrer, de passer du temps en famille. C’était bien de renouer des liens avec eux.
Grian Chatten : Je suis allé sur la côte ouest de l’Irlande pour me confiner avec deux amis. Je pensais que ça allait durer deux semaines, puis j’ai réalisé qu’on ne pourrait pas du tout se déplacer, et en fin de compte, je suis resté là-bas deux mois. C’était cool d’être au bord de la mer mais c’était dur aussi, car l’isolation est extrême et être confronté aux états d’âme de deux autres personnes, ça finit par devenir pesant. On prend beaucoup de choses de plein fouet… . Je crois qu’on est nombreux à avoir vécu ce genre d’expérience.
Comment vous ont-ils traités en tant que musiciens en Irlande ? Ils vous soutiennent un peu ?
Grian Chatten : Il n’y a plus du tout de concerts bien sûr, et j’ai l’impression que le gouvernement ne nous soutient pas des masses. De toute façon, il n’a aucune feuille de route.
Tom Coll : Ils ont accordé des prêts aux artistes le mois dernier, c’est une bonne chose je suppose, mais c’est à peu près tout.
Et compte tenu de tout ce qui s’est passé, que faudrait-il faire collectivement pour que la musique survive ?
Grian Chatten : Il faudrait dire aux gouvernements que ce qu’ils font ne rime à rien, qu’il n’y a aucune logique. Imaginez, ils ferment les restaurants et les bars alors qu’on peut y mettre en place la distanciation sociale, se laver les mains, mettre un masque… on peut vraiment le faire, mais si on dit aux gens qu’ils n’ont plus le droit de fréquenter les bars, ils vont se rencontrer chez les uns et les autres. Je suis allé à des fêtes chez des gens, personne ne respecte la distanciation sociale, personne ne se lave les mains, alors fermer les bars, c’est carrément une façon de propager le Coronavirus ! C’est carrément contre-intuitif et je ne comprends pas ce qu’ils essaient de faire, dans le fond. Ils n’ont pas conscience de cette envie qu’ont les gens de se retrouver. Il vaut mieux aborder ces questions de façon plus réaliste et se rendre compte qu’on va continuer à vivre, malgré les restrictions !
Et comment cela se rattache-t il à la création ? Dans des moments durs comme ceux-ci, pensez-vous que la musique devrait être triste et permettre la catharsis, ou être joyeuse et nous tirer vers le haut ?
Grian Chatten : Je ne sais pas trop.
Tom Coll : Pour moi, elle devrait être les deux à la fois. La musique devrait couvrir un large spectre d’émotions, pas forcément tout noir ou tout blanc.
Grian Chatten : J’aimerais ajouter qu’on ne fait que composer de la musique, sans forcément penser à ce que ça va donner.
Tom Coll : Ouais, c’est ça !
Grian Chatten : Je pense qu’il ne faut pas trop penser à une fin en soi.
À un niveau plus personnel, vous sentez-vous animés par une envie de parler de quelque chose de triste, ou qui essaie de donner un sens à ce qui nous arrive, ou nous offrir une échappatoire ?
Grian Chatten : Honnêtement, je ne sais pas vraiment. On y va franco et on voit ce que ça donne. Je ne veux pas partir avec une idée préconçue, dans l’optique de créer un certain type de musique.
Tom Coll : Je crois qu’on est plutôt contemplatifs, on essaie de sonder ce qu’il y a au plus profond de nous-mêmes.
Ce qui est une autre façon d’aborder notre époque…
Tom Coll : Oui, absolument !
Est-ce important de garder une conscience politique ? Beaucoup de vos paroles font allusion à une certaine réalité sociale, sans pour autant aborder les thèmes trop directement.
Tom Coll : Je ne sais pas, je crois que de nombreux groupes qui essaient d’être politisés finissent par faire de la musique qui vieillit assez mal et très vite. On peut trouver une manière plus intéressante de dire les choses, par allusion, ça fait sens pour plus de personnes, ça vieillit mieux et ça rend la chanson plus intéressante. Par exemple, le titre Roy’s Tune parle de la vie à Dublin, des logements insalubres, des petits boulots etc.… mais on ne fait référence à rien de particulier, on ne dit pas « oh non, les loyers sont si élevés… » (rires), sinon, moins de personnes auraient pu s’identifier, la portée de ce morceau aurait été bien réduite.
Grian Chatten : Oui, on ne va pas écrire une chanson qui s’appelle « les SDF à Dublin » (rires).
Est-ce que vous vous voyez comme des cyniques affranchis ou éclairés? Quel est votre niveau de cynisme, de pessimisme ?
Tom Coll : Pour ma part, je n’ai pas du tout l’impression d’être quelqu’un de cynique, mais peut-être que je le suis tout au fond de moi. J’essaie toujours de rester optimiste. Enfin, je crois que tout le monde dans le groupe est plus ou moins cynique à des degrés différents.
Grian Chatten : Ça nous permet de nous inspirer de la vision des autres.
Tom Coll : Oui, c’est ça.
Grian Chatten : On est peut-être tous plus cyniques que toi. Toi, tu es celui qui fais le plus confiance aux gens.
Tom Coll : C’est peut-être un leurre, j’exprime des choses positives envers les autres, mais je pense qu’au fond de moi, je suis profondément cynique.
Grian Chatten : Et peut-être qu’à l’inverse, c’est moi le plus optimiste.
Dans vos chansons, je suis interpellée par le mélange de cynisme avec un courant presque contraire.
Grian Chatten : On est tous de grands romantiques à la base. On est tous devenus proches dans le groupe grâce à l’amour de la poésie, une certaine expérience de la souffrance, tout en recherchant la beauté que peuvent contenir toutes les choses de la vie. Cela dit, on voit bien ce qui se passe dans le monde, il faut bien en tenir compte.
C’est sûr qu’il y a pas mal de références poétiques et littéraires, à la fois dans vos paroles et la structure de vos chansons. Dans quelle mesure la littérature nourrit ce que vous faites ?
Grian Chatten : C’est très important, la poésie, c’est ce qui nous a réunis, c’est ce qui a façonné notre vision de la musique : des paroles qui ont une vraie signification, qui tentent de dire quelque chose. On pense aussi que la musique devrait tenter de refléter les paroles et d’exprimer la même palette d’émotions.
Quand on a écrit nos livres de poésie, c’était intéressant de se pencher sur la structure, l’armature : comment on construit des poèmes différemment en fonction de ce que l’on veut dire, comment on utilise différentes métriques pour créer les rimes, tout cela peut influencer l’œuvre tout entière. Comme les poèmes surréalistes qui contiennent ces mouvements de va-et-vient apparemment sans queue ni tête, mais qui finissent par établir une cadence, une fondation.
Tom Coll : Je n’avais jamais pensé avant à la façon dont tout ça avait influencé notre musique, mais ça a joué un rôle, c’est clair, définitivement !
Dites m’en plus, comment la littérature vous a-t-elle rassemblés ?
Tom Coll : On étudiait tous la musique alors évidemment c’était une obsession pour nous, mais ce qui a fait qu’on s’est repéré les uns et les autres, c’est qu’on était les seuls types qui se baladaient avec des livres qui dépassaient de nos poches arrière. Je me rappelle très bien avoir vu Carlos – guitariste du groupe,n.d.l.r.- un jour avec une grosse veste et un bouquin en dépassait, alors je suis allé lui demander ce qu’il lisait. Il m’a répondu que c’était un recueil de poèmes de Walt Whitman, il m’a prêté le livre, je l’ai lu et il m’a plu.
Grian Chatten : Tout s’est mis en place petit à petit, avec des conversations, comme ça. On est devenus copains car on s’est rendu compte qu’on s’intéressait aux mêmes choses, puis on a décidé de faire imprimer des livrets de poésie.
Tom Coll : Oui, on en a fait quelques uns, c’était une expérience très belle car ça m’a sorti de cet état où j’étais centré uniquement sur la batterie, ça m’a ouvert sur autre chose. Je n’avais jamais rien fait de tel avant, c’était émouvant d’y participer.
Grian Chatten : J’ai adoré tes poèmes, mec, j’ai relu le premier tome il n’y a pas si longtemps, je l’ai retrouvé.
Tom Coll : Vraiment ? Je ne supporte plus ces poèmes aujourd’hui.
Grian Chatten : Tu plaisantes, c’est fou, ça ! Ils sonnent tellement irlandais…
Tom Coll : Ouais… Je ne les ai pas relus depuis si longtemps…Les miens sont très vénères, en fait.
Grian Chatten : C’est vrai !
Tom Coll : Ouais, c’est bizarre, je me sentais tout le temps comme ça à l’époque.
Grian Chatten : Ce serait marrant de les revisiter, de voir dans quel état mental on était à l’époque. C’était intense.
Tom Coll : Oui, on avait tous des symboles qui nous correspondaient dans les bouquins. On se les est tous fait tatouer.
Et seriez-vous prêts à les republier ?
Grian Chatten : On pourrait… carrément !
Tom Coll : J’aurais honte des miens…
Grian Chatten : Ou on pourrait juste en sortir un nouveau. Ça serait cool !
Je crois que c’est lié à l’âge. À 30 ans on a honte de ses écrits adolescents. À 40, on est plus indulgents…
Tom Coll : Oui je te crois, c’est marrant.
Grian Chatten : T’as pas conscience à quel point tes soucis sont partagés par le plus grand nombre avant de vieillir un peu.
Tom Coll : Ça fait tellement longtemps que je n’ai rien écrit, je dois absolument m’y remettre !
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Retrouvez la chronique qu’Ivlo avait consacré à l’album en septembre dernier ici.
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Fontaines D.C.
A Hero’s Death
Partisan Records – 31 Juillet 2020
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Photo de couverture en bandeau : Ellius Grace