[dropcap]I[/dropcap]l y a fort longtemps, dans une autre ère, un siècle ancien, quand The Necks sortait un album, vous pouviez être sûrs de tomber soit sur un grand disque, soit sur un chef-d’œuvre. C’était un fait, acquis, immuable, d’une objectivité rare. Jusqu’à Mindset, 2011, et dernier grand cru du trio.
À partir de là, allez comprendre pourquoi, c’est légèrement parti en sucette, leur muse prenant quelques vacances bien méritées. Certes, les Australiens sortaient une nouveauté avec la régularité d’un coucou suisse (un disque tous les deux ans) mais… mais… au mieux vous aviez soit un très bon disque (la dernière livraison, Body), soit un album correct (Vertigo) ou, au pire, et pour être poli, des disques anecdotiques (Unfold, Open).
Vous allez me dire, c’est qui, c’est quoi The Necks ? C’est un trio australien né dans les 80’s (1987 pour être exact) avec à sa tête Chris Abrahams au piano, Tony Buck aux percussions et Lloyd Swanton à la basse. Une des particularités du groupe est de n’avoir jamais changé de line-up en 33 ans d’existence (mais est-ce vraiment une particularité très particulière ? D’autres, comme U2, ont toujours eu les mêmes membres), de pratiquer une musique absolument indéfinissable, empruntant autant au jazz qu’à l’improvisation, au krautrock qu’à l’expérimental et surtout, surtout, d’avoir été le plus long Son Du Jour chez Addict-Culture avec Body.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es Australiens sortent ce jour Three, titre interprétable à l’envie. De façon basique, c’est juste le nombre de morceaux présents sur le disque. Si on pousse un peu plus loin, une référence à leur liberté musicale, les amenant à tutoyer les sommets comme les abysses. Après écoute, on peut l’interpréter comme étant la somme de la personnalité et la créativité de chaque membre tout en étant une œuvre éminemment collective. C’est à dire ?
Bloom mettra ainsi l’accent sur les percussions, le jeu proprement ahurissant de Buck, tenant de la transe. Dès les premiers instants, vous êtes littéralement happé par ce rythme effréné, chaotique et précis, se transformant rapidement en boucle obsédante aux variations infimes sur laquelle va se greffer le piano salvateur d’Abrahams, présence rassurante et seule ligne mélodique dans tout ce chaos.
En fait Bloom peut se lire de deux façons. La première fait référence à la floraison et peut représenter l’éclosion de fleurs sur plusieurs semaines avec accélération et bouquet final d’artifice. L’autre, plus anxiogène, est un peu une vision cauchemardesque : celle d’un pantin désarticulé vous poursuivant sans se lasser, jusqu’au moment où il se décide à passer la surmultipliée au 2/3 du morceau. Et là, l’angoisse qui vous étreignait quelques secondes auparavant se mue en peur. Et ce d’autant plus que viennent s’ajouter d’autres instruments : un synthé oppressant issu de l’école allemande, quelques cordes pincées et, quelque temps plus tard, une guitare ivre.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »22″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Avec Three, The Necks livrent leur album le plus impressionnant depuis Chemist, et leur plus grand disque des années 2000[/mks_pullquote]
Bref, au bout de quatorze minutes, alors qu’on se demandait comment il était humainement possible de tenir une telle pulsation, Buck, avec l’aide de la basse hallucinée de Swanton, va intensifier le chaos et le tenir jusqu’à une vingt-et-unième minute paroxystique. L’hypnose fonctionne à plein, l’hébétude également, compensée par la virtuosité et la simplicité mélodique d’Abrahams, et on se dit que la dernière fois qu’un morceau de The Necks nous avait mis dans tel état remonte au moins à Chemist.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]ovelock, en revanche, va faire l’effet d’une douche froide. Morceau le plus long, le plus hermétique, sur le fil du rasoir, à la lisière de l’ennui. En surface, rien ne semble se passer, tout paraît inerte, arythmique, pour ne pas dire inintéressant. Pourtant, c’est en profondeur que tout se joue, que les remous vont changer la donne. Ça tangue de toutes parts, avec de nombreux ressacs, ça s’ouvre, se ferme, hésite comme si le groupe bridait ses émotions. Abrahams est paumé, ne sachant plus comment s’exprimer, comment trouver la phrase musicale juste, Buck joue avec une colère rentrée, toujours au bord de l’implosion et Swanton suinte l’angoisse, hésitant.
Rarement titre n’a été aussi bien attribué : Lovelock, comme si toute émotion positive mettait les nerfs à rude épreuve, était source d’angoisse. Que faire alors hormis cloisonner cette émotion, faire en sorte que rien ne déborde ? De par ce constat, Lovelock se trouvera être le morceau le plus âpre, le plus tendu de Three, à la fois central et contrepoint parfait de Bloom et Further, celui qui rappellera curieusement le plus Can, notamment Aumgn sur Tago Mago, sans la folie furieuse des Allemands mais traversé par la spécificité du trio et surtout la personnalité d’Abrahams. Car c’est bien lui qui apportera, malgré ses hésitations, une douceur, une humanité là où Buck et Swanton n’apporteront que dépit et rage. Néanmoins, même si je brosse un portrait plutôt élogieux de Lovelock, des trois morceaux, c’est le plus expérimental, aux frontières de l’ambient, tout aussi fascinant que pénible. D’aucuns diront qu’une certaine concision n’aurait pas été superfétatoire. Chacun se fera sa propre opinion.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]H[/mks_dropcap]eureusement, Three se referme sur un des plus beaux morceaux de The Necks. Là, ce sera le jeu de Swanton qui sera mis en avant pour vingt minutes d’une beauté solaire. Further, c’est la synthèse de Bloom et Lovelock tout en étant une entité à part, une libération, la découverte d’un nouveau monde, vaste, doux, par moment glacial, délivré de toute tension. C’est également un morceau en état de sidération dans lequel Swanton répète ad libitum la même phrase mélodique pendant que tout, autour de lui, change.
Abrahams virevolte, gracile, évanescent, batifole, prend la clé des champs, revient à sa guise tout en se calant sur le cycle de Swanton. Buck fait de nouveau un travail ahurissant, en mode métronome mais dans une pulsation plus douce, apaisée, tout en apportant des nuances, de légères modifications sur les percussions. Un orgue fait une entrée discrète et amène une certaine quiétude pendant que les guitares font, de ci de là, des apparitions spectrales, composant un paysage merveilleux et désolé. D’ailleurs, comment ne pas voir avec Further, dans son aspect désolé, une référence au second album de Labradford mais surtout, dans l’autre aspect, un hommage très appuyé à Mark Hollis, maître du silence et musicien affranchi de toute contrainte. En effet, à bien des égards, Further semble être la réinterprétation de New Grass, qu’ils étirent à l’infini, équilibre quasi parfait entre création et révérence, inclusion d’une référence absolue dans un univers parfaitement identifiable.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n somme, avec Three, The Necks livrent leur album le plus impressionnant depuis Chemist et, s’il n’y avait eu le titre Lovelock, leur plus grand disque des années 2000. Sauf que, si Lovelock paraît être une tache au milieu d’un si grand disque, il est indissociable de Three de par la cohérence qu’il apporte au tout. Hermétique, statique, expérimental, il lie Bloom et Further de façon naturelle tout en soulignant leurs qualités et permet à Three d’introduire de l’instabilité, de la discordance et de signer une œuvre riche, mélodique, plus ou moins abordable mais surtout passionnante.
Au final, une œuvre profondément Necksienne, groupe qu’on avait perdu il y a quelques années.
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Three de The Necks
Northern Spy – 27 Mars 2020
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Photo : Camille Walsh