Vous avez collaboré avec les légendes techno Prodigy et Leftfield sur leurs derniers albums respectifs. Que pensez-vous qu’ils recherchaient en vous ?
JW : Il faut dire que Liam (Howlett, leader de Prodigy, ndlr) est un bon ami, on se voit souvent. On va sûrement refaire quelque chose ensemble mais il est très occupé. Je pense qu’il est arrivé à un point où il a envie de tenter de nouvelles choses. J’étais vraiment très heureux que ces gens m’invitent à travailler avec eux.
Avez-vous appris quelque chose au contact de groupes aussi importants ?
JW : Oui, j’ai fait quelques gros concerts avec Prodigy, qui étaient tout simplement incroyables : on a joué à Wembley et au festival de l’île de Wight devant soixante mille personnes (sourire gêné). C’était très impressionnant, il y avait vraiment beaucoup trop de monde (rires). Ce sont des groupes qui sont là depuis trente ans, ce sont les nouvelles stars du rock, quelque part, les nouveaux Keith Richards (rires). Ce sont de grands professionnels, et je les respecte car ils ont réussi à durer là où tant d’autres se sont effondrés. C’est d’autant plus estimable que de nos jours, l’industrie se consacre de plus en plus à la jeunesse et à l’éphémère.
Lors de votre dernier passage parisien, vous avez rejoint le groupe français Frustration qui vous précédait sur la scène de la Villette Sonique pour une version électrique de votre propre Tweet Tweet Tweet. Quel souvenir en gardez-vous ?
JW : Oui, ils ont vraiment été charmants. Je ne connaissais pas leur musique, et d’ailleurs je n’ai pas une grande connaissance des genres punk ou post-punk en général, pour dire la vérité. Mais j’aime bien travailler avec des gens d’autres pays, d’autres cultures, même si c’est juste un morceau vite fait sur scène, comme ça. C’est vraiment quelque chose de positif.
Avez-vous eu des propositions que vous avez refusées ?
JW : Non, pas réellement. Les gens s’intéressent à nous au moment de la sortie d’un disque, mais pas vraiment en dehors de ces moments-là. J’ai récemment travaillé avec Baxter Dury, j’espère que le résultat sortira sur son album à venir cette année. Quand on sort un disque, on bénéficie d’une exposition médiatique qui attire les gens ponctuellement, mais en général c’est de façon très superficielle.
Après une date unique à Brooklyn il y a deux ans, vous partirez en mars aux Etats-Unis pour votre première véritable tournée là-bas. Qu’est-ce que vous attendez de ces dates ?
JW : Je ne sais pas vraiment, j’espère surtout que ça se passera bien (sourire). Il y a pas mal d’expatriés anglais là-bas, donc au-delà de la musique ils seront curieux de voir ce qu’on fait je pense, d’ailleurs la plupart des dates sont déjà complètes. Ça demande beaucoup d’énergie à un groupe étranger pour réussir aux Etats-Unis, donc si on arrive à remplir des salles de mille personnes, ce n’est déjà pas si mal. On verra comment ça se passe.
D’après votre première expérience là-bas, pensez-vous que votre langage souvent très cru passe bien auprès du public ?
JW : Ça ne s’est pas si mal passé cette fois-là, mais on n’arrête pas de me dire que des mots comme twat, cunt ou wanker (on ne vous traduira pas tout ça, débrouillez-vous par vous-mêmes, ndlr) sont profondément offensants là-bas et sont considérés comme franchement misogynes, ce qui me pose problème parce que nous ne le sommes pas. Mais si les gens viennent et les chantent avec nous, on les gardera (rires). Donc pourvu que la musique soit suffisamment bonne pour que les gens ne retiennent pas que cet aspect-là.
Grâce au succès des Sleaford Mods, vous avez pu abandonner tout travail purement alimentaire. De quelle manière cela a-t-il affecté votre processus d’écriture ?
JW : Ça ne l’a pas changé tant que ça, car j’ai tellement de souvenirs précis de mes expériences passées que je peux encore y puiser énormément de sujets.
Dans Drayton Manored, l’un des morceaux les plus forts de votre nouvel album, il y a cette phrase qui, selon moi, résume parfaitement le vertige induit par votre musique : « Have you ever wondered why you wonder why ? » (« t’es-tu déjà demandé pourquoi tu te demandais pourquoi ? », ndlr).
JW : Ah tu as aimé ce titre ? C’est quelque chose que j’ai écrit au sujet de mes anciens amis qui prennent toujours de la coke à quarante-cinq ans passés, parce qu’ils considèrent ça comme une norme. Pour ma part j’ai arrêté parce que ça devenait insupportable, cette routine d’enquiller des bières et de se camer en bande. C’est pour ça que je compare, dans les paroles de ce titre, le fait d’aller se ravitailler à l’épicier du coin à un voyage sur Mars : ça devient quelque chose de surréaliste quand tu es dans cet état-là. C’est un morceau qui conjugue deux aspects, l’un comique et l’autre tragique, pour décrire le cul de sac dans lequel ces gens se trouvent. Là d’où je viens, il n’y a que trois choses à faire : aller au pub, accompagner les enfants à l’école ou rester à la maison. Les gens ne prennent plus la peine de se poser pour réfléchir à tout ça, pour s’interroger sur le sens de leur vie.
Cynisme mis à part, on dit que les années Thatcher ont suscité beaucoup de bonne musique. Paradoxalement, pensez-vous que les années qui viennent seront, elles aussi, à l’origine d’une musique forte ?
JW : Cela fait maintenant sept ans que les conservateurs ont repris le pouvoir, et il ne s’est pas passé grand-chose depuis. Je pense que l’explication tient au fait que le néolibéralisme et l’individualisme ont été renforcés par l’arrivée d’internet. Cela n’a fait qu’empirer les choses, et a empêché les gens de développer leur créativité propre. Je ne dis pas que ça n’arrive jamais, parce que je pense que ça peut quand même se produire, mais si on réfléchit deux secondes à ce que nos vies sont devenues, voilà où nous en sommes : nous sommes la plupart du temps isolés en face de nos écrans, alors que dans les années 80, les gens communiquaient finalement davantage, face à face. Des idées s’échangent, bien sûr, mais chacun reste dans son propre espace, et crée son propre personnage au sein de cette bulle. Les gens vivent leur vie au travers de leurs profils Facebook, ils sont persuadés d’être réellement les personnalités qu’ils se sont créées, et dans le même temps, il est devenu quasiment impossible de tenir une vraie conversation, solide et concrète.
C’est un sacré paradoxe, car les moyens de communication n’ont jamais été aussi étendus, alors que chacun reste dans son coin, au final.
JW : C’est vrai, mais l’humanité trouvera bien un moyen de s’en sortir, comme elle le fait à chaque fois, n’est-ce pas ? (silence tendu, échanges de regards dubitatifs) Bon OK, en fait, c’est une situation vraiment déprimante. Je ne suis pas franchement impliqué politiquement, mais je suis déprimé par l’état dans lequel mon pays se trouve actuellement. Et je suis une victime de tout ça malgré tout, moi aussi : j’aime les belles fringues, les belles montres, mais ça ne m’empêche pas d’être un putain de dépressif (rire libérateur).
Nous n’avons pas évoqué le Brexit, mais il semble que ce qui unit les gens en ce moment, ce soit le règne de la peur, comme vous le décriviez dans l’un de vos anciens titres, Fear Of Anarchy.
JW : Si, pour ma part, j’étais pour le Remain, il faut savoir qu’il y a beaucoup de mes compatriotes qui n’ont jamais quitté l’Angleterre, n’ont jamais rien vu d’autre. Mais je suis d’accord avec toi : il y a la peur du manque d’argent dans le pays, la peur de l’absence d’investissements, sans parler des récents attentats en France et en Belgique, ce qui n’arrange rien au climat pesant que nous traversons, bien entendu.
Y-a-t-il malgré tout quelque chose, un événement ou une personne, qui vous donne foi en l’avenir ?
JW : Je ne sais pas, vraiment. J’aime bien Edward Snowden, il a dit des choses intéressantes. Je relis beaucoup d’écrivains, aussi, des gens aujourd’hui disparus (silence). Je suppose que c’est l’espoir qui me tient debout, finalement : j’essaie d’être un peu plus positif, d’être une personne honnête, à mon humble niveau.
English Tapas est disponible en CD, vinyle et digital depuis ce vendredi 3 mars 2017 via le label Rough Trade.
Sleaford Mods seront en concert le mardi 23 mai 2017 à la Gaîté Lyrique de Paris.
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Photo bandeau ©Alain Bibal.