[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]J[/mks_dropcap]ean Echenoz aime la littérature de genre, et particulièrement le roman d’espionnage, auquel il s’est déjà adonné, à sa manière, avec Lac, paru en 1989 aux éditions de Minuit, son éditeur historique puisqu’il y a publié l’intégralité de son œuvre, 16 romans et recueils de nouvelles, ainsi qu’un récit de souvenirs consacré à sa relation avec Jérôme Lindon, paru en 2001, juste après la mort de l’éditeur. Après plusieurs romans biographiques consacrés au coureur Zatopek, à Nikola Tesla et à Maurice Ravel, Envoyée spéciale marque donc le retour d’Echenoz au roman d’action, au roman géographique.
Si vous ne connaissez pas Echenoz, ne vous attendez surtout pas à un roman à la John Le Carré. Si Echenoz tisse avec habileté et précision une intrigue complexe, l’aventure du lecteur est guidée par le style de l’écrivain. Il emmène ses héros, à commencer par Constance, enlevée pour d’obscures raisons, séquestrée dans la Creuse, puis expédiée en Corée du nord pour une mission rocambolesque, d’un Paris décrit « à la Modiano », par quartiers, par rues, par lieux minutieusement détaillés, à une campagne creusoise bien loin des récits à la nature writing, pour les faire échouer là-bas, en Corée du nord, un pays décrit de façon froide, clinique, et d’autant plus effrayante.
Les personnages d’Echenoz sont doublement manipulés : au premier degré par les hommes des services secrets, qui fomentent un plan invraisemblable destiné à déstabiliser l’équilibre mondial, rien que ça; au deuxième degré par le narrateur / l’auteur. C’est là qu’Echenoz joue avec nous de façon virtuose. Qui est le narrateur ? Un témoin invisible dont la présence permanente et magique nous permet de tout voir, tout entendre, tout comprendre ? L’auteur lui-même, aux prises avec ses difficultés d’écriture dont il nous fait part, en toute confidentialité bien sûr?
« Gang Un-ok, vu son éducation bilingue en Suisse, s’exprimait dans un français parfait, ce qui nous arrange bien car nous évite la présence d’interprètes, personnages secondaires encombrants sinon témoins gênants dont nous ne saurions que faire ensuite. »
Un savant mélange des deux, destiné à nous balader, à nous donner l’illusion que nous entrons, nous lecteurs, voyeurs avides, dans le processus d’écriture. Ce « nous » de narration a de quoi rendre fou…
Echenoz ne perd pas ses bonnes habitudes : les noms de ses héros sont à tiroirs, de pseudonymes en doubles sens. Et surtout la langue, qu’il tord et plie à son esprit aventureux, voire farceur, sans jamais en enfreindre les règles. Tout au long du roman, c’est ce plaisir-là qui domine : Echenoz commence une phrase classique, voire élaborée, puis la conclut avec une chute triviale, inattendue, réaliste. Parlant d’un personnage sur le point de se suicider :
« (il) tente d’accumuler assez de salive dans sa bouche pour faire passer le médicament, il doit s’y reprendre à plusieurs reprises avant d’obtenir le volume nécessaire. Mais entre-temps la capsule a fondu contre son palais, c’est d’un goût dégueulasse, c’est la merde complète. »
Aucun véritable dialogue dans Envoyée spéciale : si les personnages se parlent, c’est soit au style indirect, soit sous forme de répliques intégrées dans le récit : pas de guillemets, pas de tirets. Quand il parle des aménagements des palais de villégiature coréens, Echenoz fait appel aux souvenirs visuels des promeneurs parisiens :
« … tables basses en cristal sur fer forgé alambiqué comme on peut en trouver rue du Faubourg Saint-Antoine à Paris (notamment aux numéros 2 à 12) ».
Comme d’habitude chez lui, la musique s’invite souvent dans le récit, de Jimi Hendrix à Boz Scaggs en passant par l’un des personnages, compositeur d’un tube mondial en panne d’inspiration. Au passage, mais ce n’est pas le moindre des sujets du livre, Echenoz écorche bien comme il faut la relation amoureuse, à coups de chassés-croisés et d’échanges standards. Et puis, bien sûr, il est question de la Corée du nord : morceau de bravoure du livre, le passage de nos drôles de héros au pays de Kim Jong-un est un grand moment, et l’auteur, mine de rien, nous en dit davantage sur ce pays cauchemardesque que bien des analyses géopolitiques… N’oublions pas la chute, qui semble nous réveiller d’un sommeil agité: tout ce que nous venons de lire, l’avons-nous rêvé ?
L’univers de Jean Echenoz, La grande librairie
Si vous lisez Envoyée spéciale, laissez de côté vos bonnes vieilles habitudes de lecteur : ce texte formidablement écrit va vous soustraire à votre confort, vous arracher des rires hystériques, des interrogations métaphysiques ou pataphysiques, vous plonger dans un voluptueux plaisir dont il serait vraiment dommage de se priver.
Jean Echenoz, Envoyée spéciale, éditions de Minuit, janvier 2016
Image bandeau : © Roland Allard