[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]À[/mks_dropcap] l’occasion de la sortie en juin de son livre Smile, la symphonie inachevée des Beach Boys aux éditions Le mot et le reste, nous rencontrons son auteur, Jean-Marie Pottier, à propos du parcours étonnant depuis 1966 de Smile, l’album mythique des Beach Boys ! Addict-Culture, sous le charme du sourire, vous a proposé une présentation du livre ce matin…
Jean-Marie Pottier, Addict-Culture est heureux de vous accueillir pour un échange sur votre précieux travail autour d’un phénomène important de la pop des sixties. En 1967, les Beach Boys, mais surtout Brian Wilson porteur du projet, essuie un échec retentissant en renonçant à la sortie de leur album peut-être le plus ambitieux, Smile. Jusqu’à ce qu’en 2004, 37 ans plus tard, Brian Wilson en propose une version réenregistrée, et qu’en 2011 l’album Smile Sessions propose une version officielle à partir de maquettes originelles…
Comment le projet de ce livre s’est-il construit avec votre éditeur « Le mot et le reste » ? Une sortie du livre était-elle prévue pour 2017 à l’occasion du cinquantenaire de l’inachèvement de Smile ?
Jean-Marie Pottier : J’ai proposé le projet alors que je venais de sortir un livre sur la musique du 11-Septembre (Ground Zero, une histoire musicale du 11 Septembre), en août 2016. Pour une sortie en 2017, les délais auraient donc été très compliqués sachant qu’entre le moment où on finit le manuscrit et le moment où on publie le livre, il faut quand même compter au moins quatre mois de relectures successives du manuscrit… Par ailleurs, je ne voulais pas écrire uniquement une biographie ou un essai sur documents. J’ai lu un peu tout ce que je trouvais sur les Beach Boys, les ouvrages essentiels sur le groupe, la presse anglo-saxonne et française mais j’ai aussi voulu interviewer des musiciens influencés par le disque, des fans en ayant réalisé des remix ou ayant animé des fanzines, des musiciens qui ont travaillé avec Brian Wilson… Une grosse trentaine de personnes au final. Tout cela prend du temps. Et puis, je me suis dit que Brian Wilson ayant un peu traîné pour sortir Smile, prendre un peu mon temps aussi n’était pas très grave !
Aborder un tel album, n’est-ce pas être placé dans la même position que le personnage de journaliste joué par Vincent Lindon dans le récent film L’Apparition, chargé par le Vatican d’enquêter sur la réalité d’un miracle religieux ? Avec le risque d’être submergé par l’aura de l’objet ?
Je pense que je suis plus « croyant » dans le génie de Brian Wilson que Vincent Lindon ne l’est à propos du miracle au début du film ! On ne peut pas mener un travail de 200 pages sur un objet qu’on trouverait surestimé. Ensuite, il y a tellement de légendes, de mythes qui circulent qu’il faut accepter parfois de voir ses présupposés être battus en brèche. À la fin de l’écriture du livre par exemple, j’avais une opinion de Mike Love, sans être ultra-positive, un peu moins vindicative que je ne l’avais au début.
La légende qui s’est écrite autour de l’absence de Smile trace souvent des personnages très typés. Mike Love, le cousin de Brian, ou le psychiatre Eugene Landy, qui le suit dans sa descente dans les années 70 et 80, sont souvent désignés comme les bourreaux responsables de tous les malheurs de Brian. Sans passer sous silence leurs torts, vous ne vous appesantissez pas sur leur cas. Pourquoi cette nuance ?
Les deux cas sont différents. Celui de Landy est un peu périphérique à Smile, même si j’en parle dans le livre parce que les thérapies qu’il mène avec Brian Wilson, de 1975 à 1976 et de 1982 à 1992, jouent aussi sur la relecture rétrospective que celui-ci fait de son œuvre, et sur la vision que le public entretient de lui. Le personnage de Mike Love est beaucoup plus central par rapport à Smile. Effectivement, j’ai peut-être une approche plus modérée vis-à-vis de lui, qui m’est venue aussi à la lecture de son autobiographie, qui m’a intéressé par certains points. On y sent bien un de ses moteurs à partir de 1965-1966, le sentiment qu’il risquait de perdre ce qu’il avait conquis en termes de succès et d’aisance financière. Il était à la fois terrifié à l’idée de changer la formule du groupe mais en même temps, il sentait bien que derrière, des formes nouvelles émergeaient. Après, sur l’idée d’un grand méchant qui a empêché Smile de sortir, mon analyse, basée sur plusieurs interviews que j’ai faites, c’est que la personne qui a empêché Smile de sortir, au final, est Brian Wilson. Il avait le final cut : s’il voulait que l’album sorte, il sortait. Il a craqué, cela arrive.
On a l’impression que votre démarche ne part pas d’une théorie établie mais qu’elle est très empirique, en cherchant à prendre en compte les faits comme ils viennent, sans tracer un scénario établi avec les bons et les méchants…
Le seul scénario que j’avais en tête lorsque je me suis lancé dans ce livre, et qui était le squelette d’un article que j’avais écrit plusieurs années auparavant, c’est que Smile était peut-être le disque qui racontait le mieux l’histoire du rock. D’abord à cause du contexte de sa création, ces années majeures de la pop que sont 1966-1967, et ensuite pour plein d’autres choses : le rôle de la presse dans la légende du rock, celui des bootlegs dans la circulation des œuvres, la « rétromania » de la pop actuelle…
Au-delà de vos options de travail, quel est votre vécu personnel de la musique des Beach Boys ? Quels étaient vos albums préférés du groupe ?
Ma toute première rencontre avec la musique des Beach Boys est, je pense, la même que pour 90 % des Français de ma génération : « Rockcollection » de Laurent Voulzy ! Plus sérieusement, comme beaucoup de gens, j’ai aussi baigné dans leurs tubes surf des années 60. Ensuite, quand j’ai commencé à m’intéresser de manière plus sérieuse à l’histoire du rock, je suis très vite tombé sur Pet Sounds, puis sur les disques qui ont suivi jusqu’au milieu des années 70, réédités et réhabilités par la presse au début des années 2000.
Comment avez-vous découvert Smile ? Avez-vous eu un ressenti particulier, des émotions un peu spécifiques propre à un album peut-être un peu différent ?
J’ai commencé à écouter sérieusement de la musique vers 1999 et ma découverte de la musique est très liée à internet. Elle est passée par beaucoup d’achats de disques ou de lectures mais aussi par l’écoute en ligne, y compris illégale. Progressivement, tout est devenu accessible. Si je voulais récupérer la discographie de R.E.M., quinze albums, en quelques clics, c’était possible. Une des choses qui m’a donc intéressé dans Smile, que j’ai découvert vers 2002 ou 2003, juste avant l’arrivée de la première version en concert, c’est qu’en tant que tel, il n’était pas disponible ! Quand on entre dans cette période où tout est disponible, le fait qu’il existe quelque chose qui ne le soit pas lui donne une valeur très, très élevée, un côté un peu mythique.
Comment naît le projet Smile ? Quel est le point de départ de l’album ?
Je dirai qu’il y en a au moins deux. Le premier, c’est la production du single « Good Vibrations », très longue puisqu’elle dure de février à septembre 1966. À la base, « Good Vibrations », ce n’est pas complètement Smile, c’est un single « entre deux albums » comme on en produit parfois, que la maison de disques va ensuite réclamer sur Smile. Mais ce titre initie quelque chose de fondamental dans l’écriture de Brian Wilson, avec cette idée d’un enregistrement en fragments qu’on peut retravailler presque à l’infini. Le deuxième point de départ, c’est l’embauche, au printemps 1966, de Van Dyke Parks pour écrire les paroles, qui a un style très différent des précédents paroliers de Brian Wilson.
La qualité de ce premier morceau ne pèse-t-elle pas lourdement sur la suite de la création de l’album ?
Bien évidemment, d’autant qu’il atteint le numéro un des charts. Ça met une forme de pression, de « Il faut qu’on arrive à réussir ça sur la durée d’un album ! ». C’est-à-dire un challenge énorme parce qu’on passe d’un défi sur 3 minutes 30 au même sur 45 minutes. Par ailleurs, les paroles de « Good Vibrations », dans leur version finale, ont été écrites par Mike Love pour rendre le morceau plus accessible, alors que les paroles de Smile seront écrites par Van Dyke Parks, et ce duel de paroliers va constituer à terme un des points de tension au sein du groupe.
Évoquer Smile, c’est aussi aborder des mythes de la culture pop…
Il y a déjà le mythe, très puissant, de l’œuvre inachevée, que l’on retrouve aussi bien en littérature qu’en musique. Il porte en lui une question centrale : est-ce qu’une œuvre inachevée peut, dans certaines circonstances, être meilleure qu’une œuvre achevée ? Par définition, si une œuvre achevée vous déçoit, c’est justement parce qu’elle est inachevée, et vous pouvez imaginer à quoi elle aurait ressemblé si elle avait été parachevée et, dans votre tête, la rendre parfaite. Ce mythe de Smile va main dans la main avec un autre, celui de l’histoire alternative, de l’uchronie : si ce disque était sorti, dans quelle mesure cela aurait changé l’histoire du rock, de la même manière qu’elle aurait été changée si John Lennon avait quitté les Beatles à l’été 1966 ou si Bob Dylan s’était tué à moto ce même été ?
Y’a-t-il, parmi ces questions, certaines qui vous ont personnellement motivé pour mener votre projet d’écriture, pour lequel vous auriez été en attente de réponses ?
En tant que journaliste musical, la façon dont la presse a contribué à nourrir la légende d’un disque que personne ne pouvait écouter, d’autant que Smile est contemporain de la naissance de la presse rock. Il y a vraiment un « canon » d’articles fondateurs autour du projet. Tout ce qui a été écrit en direct, d’abord, en 1966 et 1967, notamment dans le fanzine Crawdaddy ! Ensuite, les deux articles publiés par Rolling Stone en 1971 et 1976, à deux époques très différentes pour le groupe, la première qui marque la sortie de « Surf’s Up », morceau central de Smile, et la seconde qui voit le groupe faire son grand retour commercial avec l’album 15 Big Ones. Et aussi les articles de Nick Kent dans le NME en 1975, où on est vraiment dans le pur aspect légende noire, avec ce désir d’aller enquêter sur ce mec que tout le monde disait cramé, plus dans le coup…
L’histoire de Smile est étonnante par son absence et ses résurgences. Vous la voyez comme « l’histoire d’une perte », mais aussi « l’histoire d’une survie ». La lecture de votre ouvrage constitue-t-elle un chemin de deuil, ou bien celui d’une très lente naissance ?
Les deux ! La première histoire est l’histoire d’un deuil, c’est-à-dire comment ce projet a émergé puis a explosé en vol. Puis vient se substituer progressivement l’histoire d’une renaissance, où quelqu’un ramasse les morceaux, au sens littéral du terme, les fait circuler, les assemble pour maintenir le projet en vie. A la fin, le projet ressuscite avec les sorties de 2004 et 2011. Mais ce qui n’empêche pas par ailleurs une dimension de perte d’être toujours présente, parce que ce qui sort à la fin, ce n’est pas ce qui devait sortir au début. C’est autre chose. À un endroit du livre, je cite une théorie comme quoi toute musique enregistrée est l’histoire d’un deuil : quand j’écoute quelque chose qui a été produit en 1966, je vis toujours en 2018, j’écoute quelque chose qui a été gravé à cet instant-là, mais témoigne d’un instant disparu.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]« Quand j’écoute quelque chose qui a été produit en 1966, je vis toujours en 2018, j’écoute quelque chose qui a été gravé à cet instant-là, mais témoigne d’un instant disparu. »[/mks_pullquote]
On évoque souvent, à propos de cette ambition pop, l’émergence d’une contre-culture ambitionnant d’imposer un nouveau style, de nouvelles valeurs. Votre livre évoque aussi un phénomène inverse, peu abordé, celui d’une certaine culture établie, ouverte mais ensommeillée, qui vient elle-même solliciter la créativité pop et notamment Brian Wilson…
La rencontre entre le classique et la pop marche dans les deux sens. Des compositeurs pop vont s’intéresser au classique parce qu’ils vont y trouver des structures. Quand Brian Wilson écrit « California Girls », il utile le début de « Jésus, que ma joie demeure » de Bach. Je ne suis pas sûr qu’il le fasse de manière consciente, mais la chose lui revient au cerveau. Mais cela marche aussi dans l’autre sens, parce que les compositeurs classiques sont des gens curieux qui s’intéressent à ce qui se passe autour d’eux et parce qu’ils y voient un moyen d’intéresser la jeunesse au classique. On commémore d’ailleurs cette année le centenaire de la naissance de Leonard Bernstein, qui diffusait à l’époque des concerts pour le jeune public à la Philharmonie de New York et s’est rendu compte qu’en lui parlant de musique pop, en lui disant que telle chanson utilisait telle structure classique, ça lui permettait aussi de s’intéresser au classique. Et c’est le même Bernstein qui, en 1967, s’est retrouvé à présenter un documentaire, Inside Pop, où la chanson « Surf’s Up » a été diffusée en avant-première…
La pop semble être alors être investie d’une mission culturelle globale, brassant toutes les cultures populaires, s’approchant d’une culture savante. La pochette de Sgt. Pepper intègre elle-même toutes sortes de personnages éminents transformés en références culturelles pop. Smile semble lui porter toutes les cultures musicales populaires américaines. La pop est-elle, à ce moment-là, partie pour croquer le monde ?
Sans refaire l’histoire de ces années-là, qui prendrait plusieurs livres, Smile et Sgt. Pepper sont exactement contemporains de ce moment où la pop devient autre chose que simplement un produit de consommation courante, mais un véritable phénomène de société, qui suscite l’intérêt d’autres formes d’art (1966, c’est par exemple l’année où Antonioni intègre à Blow Up un concert des Yardbirds), des rassemblements publics de masse comme le festival de Monterey… Un récent livre de John Savage raconte l’année 1966 mois après mois, en consacrant chaque chapitre à un phénomène important, le tout sur 500 pages, et s’appelle 1966: The Year The Decade Exploded : c’est une année qui a semblé durer une décennie !
Cette ambition est aussi le fruit d’une émulation entre les deux groupes phares de la pop. Comment caractériser les relations qu’entretiennent en ce milieu des sixties les héros pop, Beatles et Beach Boys? Une concurrence, une émulation ?
Concurrence, émulation, amitié, rivalité… Il y a un peu de tout cela qui se mélange. Il y a des phénomènes d’amitié entre tous ces groupes : Brian Wilson rencontre Paul McCartney, à l’été 66 il va voir les Rolling Stones qui enregistrent à Los Angeles, quand Bruce Johnston arrive en Angleterre pour promouvoir Pet Sounds, les stars de la scène anglaise viennent assister à une écoute… Ce qui s’accompagne aussi d’un phénomène de concurrence, en termes de qualité comme de succès dans les charts. Une espèce de rivalité amoureuse : ces groupes s’admirent, mais ils veulent tous être les premiers. Ça donne cette course à l’échalote absolument passionnante où les Beatles sortent Rubber Soul, que Brian Wilson trouve génialement cohérent (en partie à tort, car il a écouté la version américaine, dont Capitol avait enlevé les chansons les plus rock…), ce qui le pousse à répliquer avec Pet Sounds, avant que les Beatles ne l’écoutent et répliquent eux-mêmes par Revolver…
Peut-on dire qu’on a affaire avec ces deux albums aux premiers de ces fameux « albums concepts » qui vont s’affirmer dans la culture pop ?
Peut-être pas les tout premiers, mais parmi les tout premiers du genre. Après, ce qui est amusant c’est qu’aussi bien le concept de Sgt. Pepper que celui de Smile sont quand même assez flous. Smile, ce sont plusieurs concepts emboîtés, avec des éléments sur l’histoire de l’Amérique mais aussi l’évocation des quatre éléments naturels et une espèce de régénération spirituelle, et au final chacun imbrique ces éléments différemment selon sa version. Ce qu’on sait, toujours dans cette concurrence avec les Beatles, c’est que Van Dyke Parks a dit qu’il voulait introduire une dimension très américaine dans le disque, à une époque où beaucoup de choses à la mode aux Etats-Unis étaient anglaises. Brian Wilson a dit lui aussi qu’il avait voulu réclamer un peu du territoire qui avait été laissé aux Anglais. De ce point de vue-là, on peut dire que Smile est une tentative de retrouver l’esprit de l’Amérique.
Pourquoi cette ambition spécifique de réflexion sur les Etats-Unis à ce moment-là ?
C’est un peu compliqué parce qu’on arrive dans la zone où chacun interprète Smile comme il veut. Par exemple, certaines personnes interprètent la chanson « Heroes and Villains » comme une allusion à la guerre du Vietnam, ce que Van Dyke Parks a démenti. De là à savoir si consciemment ou non, cela a influencé l’écriture de la chanson… Ce qui est sûr, c’est que les Beach Boys de 1962-1963 et ceux de Smile ne vivent plus dans la même Amérique. Entre temps, il y a eu l’assassinat de Kennedy, l’intensification de la guerre du Vietnam, l’émergence d’un mouvement de défense des droits des noirs plus offensif avec les Black Panthers…
[mks_pullquote align= »right » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]« Le groupe symbolise alors l’Amérique de l’époque dorée, ce qui les bloque un peu dans une image nostalgique. »[/mks_pullquote]
Quelle relation les Beach Boys entretenaient-il avec leur pays ?
Dans les années 60, ils sont le groupe symbole de l’Amérique, et en dominent le marché pop avec leurs rivaux à l’est, les Four Seasons de Frankie Valli. Puis, au milieu des années 70, quand leur inspiration commence un peu à décliner, Capitol sort des compilations de leurs vieux tubes et les fige alors dans une image qu’on va appeler « American’s Band », qui dit en gros que les Beach Boys, c’est le groupe de l’Amérique parce qu’ils ont chanté le surf, la plage, les filles, les drive-in… Cette symbolique se développe à un moment où le sentiment national américain est très incertain à cause du Watergate, du début de la crise économique, de la défaite au Vietnam… Le groupe symbolise alors l’Amérique de l’époque dorée, ce qui les bloque un peu dans une image nostalgique. Ce qui m’intéressait aussi en travaillant sur ce livre, c’est que les Beach Boys représentent effectivement la Californie, mais sont pourtant des Californiens de relativement fraîche date. Leurs grands-parents se sont installés dans la région après être arrivés de l’Ohio puis du Kansas pour les Wilson, de Louisiane pour les Love. Ils portaient aussi en eux, dans leur musique, dans leurs paroles, cet héritage-là du Midwest, des Grandes Plaines ou du Sud.
La collaboration artistique au sein des Beach Boys pour Smile est-elle comparable à celle des Beatles ?
Brian Wilson compose et produit la musique depuis les débuts du groupe, ce qui n’est évidemment pas le cas au sein des Beatles où l’essentiel est composé à deux, ou en tout cas signé à deux, et où George Martin assure la production. La distribution des rôles y est beaucoup plus concentrée qu’au sein des Beatles et c’est ce qui explique, pour moi, en partie l’échec de Smile : par définition, si la personne qui concentre le travail a un coup de moins bien, le projet en souffre plus, il n’y a personne derrière pour boucher les trous.
Quelle relation Brian, le compositeur, entretenait-il avec Van Dyke Parks, son parolier ?
La relation est fructueuse dans un premier temps : ce n’est pas Brian Wilson qui envoie des bandes à Van Dyke Parks pour qu’il écrive les paroles, ils travaillent véritablement ensemble, en tandem, dans la même pièce. Puis elle va lentement s’effilocher : Van Dyke Parks va partir une première fois puis revenir, puis partir une seconde fois. Il est à la fois irrité par l’avancement très lent du projet et par les critiques des autres Beach Boys sur ses paroles.
Van Dyke Parks a-t-il cherché, après les sorties des années 2000, à revenir sur le sens de ses textes et sur l’échec de Smile ?
Il a quand même continué à fréquenter Brian Wilson : sur Holland, en 1973, le single « Sail On Sailor » est une composition qu’il a écrite avec lui. Mais il a aussi expliqué qu’il avait vécu le fait de s’engager dans un projet et de ne jamais le finir comme une blessure, que cela lui avait pesé pendant 35 ans… Jusqu’à ce qu’il soit convoqué par Brian Wilson pour l’aider à finir la version de 2004, parce qu’il y avait des « trous » dans les paroles, que certains textes n’étaient pas lisibles.
La pratique du collage chez Brian se réduit-elle à une opportunité technique liée à l’enregistrement ou bien est-ce lié à l’influence de la beat génération et du psychédélisme ambiant ?
Autant la beat génération a influencé l’écriture des paroles de Van Dyke Parks, autant je ne suis pas sûr qu’elle a influencé Brian Wilson. Dans l’écriture des textes de la beat génération, il y a un côté très libre, improvisé, alors que chez Brian la pratique du collage, sur « Good Vibrations » par exemple, ne se situe pas du tout dans une optique d’improvisation mais de perfectionnisme : j’ai fait un enregistrement dont la première moitié était géniale et la deuxième bonne, et un autre où la première partie était bonne et la deuxième géniale, et bien je vais prendre les deux moitiés géniales et je vais les coller. On peut se rendre compte de l’aspect perfectionniste de Brian lorsqu’on écoute la toute première version de « Good Vibrations », enregistrée en février 66. L’essentiel est déjà là, l’économie générale de la chanson est acquise. Brian ne part pas dans l’improvisation mais pousse chaque partie à la perfection.
Après avoir atteint des phénomènes de popularité ahurissants, on assiste à partir de 1966, pour nos deux groupes phares de la pop, à un rejet de la scène. Ce rejet est-il comparable ?
Les deux cas le sont finalement assez. Il y a un ras-le-bol quasi physique de la scène, plus marqué dans le cas de Brian Wilson parce qu’il craque vraiment nerveusement et ne peut plus partir en tournée. Il y a aussi cette espèce de frustration de se dire qu’on compose en studio quelque chose qu’on n’arrive pas à rendre sur scène, que le public n’arrive même pas à entendre tellement la folie ambiante est grande. Par ailleurs, cela correspond aussi à un moment où le lien entre les membres des groupes se distendent. Ce ne sont plus les quatre ou cinq ados du début, les personnalités et les centres d’intérêt de chacun se développent, et aussi les tensions.
Peut-on parler, pour Sgt. Pepper et pour Smile, des premières œuvres culturelles pop ? Au sens, par exemple, où ces albums se donneraient à penser comme leur propre fin ?
Clairement, Sgt. Pepper, avec sa pochette-collage légendaire et sa promotion avec l’émission de télévision Our World, est qu’on appellerait aujourd’hui, même si je n’aime pas beaucoup l’expression, un « évènement culturel », traité par tous les médias. Comme l’a dit un critique, « Sgt Pepper, c’est la première fois depuis le congrès de Vienne en 1815 que l’Occident a quasiment été unifié ».
Smile et Sgt. Pepper n’inaugurent-il des dangers pour la pop music à venir, entre attrait d’une toute puissance grâce aux moyens d’enregistrement et risque d’une perte de spontanéité et de l’âme de la pop ?
Sur ce sujet-là, chacun verra midi à sa porte, entre ceux qui adorent le rock progressif et ceux qui préfèrent le punk… Par contre, les groupes eux-mêmes sont conscients que cette aspiration à la perfection peut être un écueil. Le premier réflexe des Beach Boys après Smile a été de se replier et d’enregistrer un album à cinq, Smiley Smile. Quand les Beatles enregistrent Let It Be, c’est pareil : « On ne se supporte plus. On va essayer de faire un album comme au bon vieux temps ! » Ça ne donne pas forcément des résultats : c’est quand même un peu bizarre de vouloir retrouver la spontanéité de manière volontariste…
On a d’un côté l’idée que la pop est un art intuitif produisant des émotions vite consommables, et de l’autre le développement fort, dans la culture pop, d’un questionnement intégral, d’un doute total sur la réalité des choses, sur la base d’indices d’un monde à déchiffrer. Vous évoquez comment les Beach Boys approchent de près les dérives de ces interprétations radicales du monde, qui alimentent en partie le mouvement hippie et notamment Charles Manson…
Il y a un délire interprétatif qui atteint sa forme meurtrière dans le cas de Manson qui, alors qu’il est à l’époque proche de Dennis Wilson, commence à délirer autour des textes des Beatles, notamment « Piggies » et « Helter Skelter ». Je cite aussi dans le livre cette rumeur célèbre disant que McCartney était mort et que des preuves étaient cachées sur les disques des Beatles, un journal étudiant inventant même une fiction comme quoi Smile est à la base un projet de Beatles récupéré par Brian… Smile participe à son échelle de cette histoire-là au sens où chacun peut y trouver le message qu’il veut : il peut être un disque sur la guerre du Vietnam, un disque sur l’extermination des indiens d’Amérique, un disque sur le pouvoir fondamental des éléments naturels…
Jusqu’où, avec notamment l’arrivée du numérique, les auditeurs ont-ils pris le pouvoir sur Smile ?
Il y a deux phases. La phase bootlegs, qui commence fin des années 1970 et se déroule sur deux supports, la cassette et le vinyle, sur lesquels chacun remet les morceaux dans l’ordre de son choix. La cassette transite dans les cercles de fans et de copains, le bootleg est déjà un produit commercial (illégal). Ce qui change avec le numérique, c’est qu’il permet de modifier en un clic l’ordre des chansons, et même éventuellement de réarranger les morceaux eux-mêmes avec un logiciel de montage… Il permet aussi de faire circuler ses productions sur le net grâce aux réseaux peer-to-peer et aux blogs, et élargit donc considérablement les réseaux de fans.
Plus les années avancent, plus la consistance de l’objet Smile se précise-t-elle ?
Elle se précise avec les sorties de 2004 et 2011, qui ont introduit un ordre dans les titres, même si c’est un peu plus compliqué que cela. L’ordre de 2004 a été imaginé par Brian Wilson et ses collaborateurs dans l’idée de construire une séquence pour un concert, avec « Good Vibrations » en conclusion idéale. Cet ordre-là a été repris pour la version de 2011. A partir de là, il y a eu une sorte d’ordre « officiel » qui n’existait pas avant. Mais certains préfèrent toujours le leur, par exemple avec « Surf’s Up » en conclusion. Et les deux albums qui sont sortis ne s’appellent pas Smile. Ils restent des interprétations ou des possibilités : le premier s’appelle Brian Wilson Presents Smile, le second The Smile Sessions…
Imaginons la sortie de Smile en 1967, et jouons au petit jeu du « et si » que vous évoquez dans votre livre. Parmi les nombreux scénarii imaginés, modifiant ou non l’histoire de la pop musique, lesquels retenez-vous ?
J’en ai proposés deux ou trois dans le livre. On a des scénarii extrêmes : l’album est un flop, le groupe explose derrière, ou bien l’album est un triomphe, du coup Sgt. Pepper ne sort jamais parce que les Beatles sont découragés… Le scénario intermédiaire, un peu comme pour Pet Sounds, me paraît plus probable, avec un succès commercial beaucoup moins grand que pour les albums précédents mais un relatif succès critique. Reste une autre question derrière : est-ce que Brian Wilson aurait pu continuer à explorer des voies un peu différentes ou est-ce que les autres membres du groupe auraient repris la main ?
Aurait-il pu devenir le Bernstein des années 70 ?
Ou le Lennon des années 70 ?
Quelle réception, dans les années 2000, ont eu les deux Smile ?
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]« C’était plus finalement une étape importante, psychologiquement et symboliquement, qu’un grand disque. »[/mks_pullquote]
Un accueil très positif, d’autant que Smile était un objet de culte pour de nombreux artistes indépendants des années 1990, comme R.E.M., les High Llamas, The Olivia Tremor Control ou les Apples in Stereo, qui l’avaient écouté de près et en avaient nourri leurs œuvres. L’album de 2004 était la réalisation d’un fantasme, celui de voir Brian Wilson jouer Smile sur scène, mais ce sentiment s’est émoussé avec le temps et je connais aujourd’hui beaucoup de gens qui disent ne plus l’écouter. C’était plus finalement une étape importante, psychologiquement et symboliquement, qu’un grand disque. La sortie de 2011 a elle mis à disposition en bonne qualité pour le grand public des choses que les fans du projet connaissaient déjà.
Pensez-vous, comme certains l’ont écrit, qu’il aurait mieux valu que ces albums ne sortent pas ?
Du point de vue du fantasme, sans doute, mais du point de vue patrimonial, ces sorties sont importantes, elles gravent de manière officielle l’existence du projet. Dans cinquante ans, on pourra toujours trouver quelque chose qui s’appellera The Smile Sessions ! Ça ne rend pas forcément ce projet plus beau en soi, mais cela en assure la pérennité.
Smile est décrit par Brian comme une symphonie adolescente adressée à Dieu. Vous expliquez parfaitement l’aspect adolescent de cette musique et la place du père. Que comprendre de cette adresse à Dieu ?
A mon sens, il y a plusieurs dimensions possibles. Une dimension d’élévation spirituelle, par exemple sur « Surf’s Up ». Une dimension presque panthéiste avec cette espèce d’ode aux éléments : l’eau, la terre, le feu, l’air… Et puis cette dimension d’une vocation américaine, ce peuple de pèlerins venu conquérir un territoire et fonder « une cité sur la colline » sous l’influence de Dieu, comme le montre la peinture American Progress de John Gast, où on voit la déesse dans le ciel qui plane au-dessus de colons qui arpentent le territoire. Mais le revers, c’est que cette conquête au nom d’un Dieu est faite contre d’autres dieux, ceux des indiens. Comme le chantent les Beach Boys : « Bicycle Rider, just see what you’ve done / Done to the church of the American Indian! »
Placé sous tutelle divine, Smile nous renvoie au Père. Peut-on dire qu’artistiquement, Brian est toujours sous celle de Murry Wilson, son père ?
Il y a eu une rupture entre Brian Wilson, les autres membres de la famille et Murry vers 1964-1965, lorsqu’ils l’excluent de la production des disques et de leurs studios de manière assez violente. Mais par ailleurs, cela n’empêchait pas Brian de guetter l’approbation de son père. Il le raconte dans son livre en disant qu’il était terrifié par lui et qu’il l’aimait aussi. Ce n’est pas un hasard si la période vraiment créatrice des Beach Boys s’arrête en 1973 avec la mort de Murry. Brian Wilson, qui n’allait déjà pas très fort à l’époque, va alors vraiment chuter en sombrant dans la réclusion et l’addiction.
Quelque chose a-t-il changé dans votre écoute de Smile et des Beach Boys, durant votre écriture ?
Je dirais que mes très nombreuses écoutes de Smile m’ont fait redécouvrir certains morceaux comme « Cabin Essence », qui est quasiment devenu mon préféré de l’album, quand j’en ai mieux compris les paroles et la beauté de sa structure. Sur les Beach Boys en général, cela m’a conduit à réévaluer à la hausse la période surf, que j’aimais bien mais à laquelle je n’accordais pas une attention très grande. J’ai compris des choses que je n’avais pas encore comprises sur ce que signifiait cette musique qui n’est pas seulement hédoniste mais a aussi une dimension un peu mythologique avec une chanson comme « Surfin U.S.A. » qui chante à destination de tous les adolescents d’Amérique la conquête de l’Ouest, les grands espaces, le grand large… J’ai aussi réévalué la période suivante de 1967 à 1973 que j’aimais déjà beaucoup auparavant, des albums comme Holland, Sunflower ou le mini-chef-d’œuvre Friends.
Si on opère la « cartographie de ce terrible alignement des astres et désastres qui a fait dérailler un des projets les plus prometteurs », évoquée dans votre ouvrage, quels astres vous apparaissent les plus déterminants ?
Si je ne devais en retenir qu’un je dirais que c’est l’incapacité de Brian Wilson à mettre un point final, à dire « Je m’arrête à telle liste de morceaux, tel ordre, telle date et on y va ! ». Une incapacité qui est par ailleurs justifiée par tout un tas de choses qui sont la prise de drogues, les tensions au sein du groupe, le travail par fragments, les pressions du label… Au final, il n’a pas su se dire « Tant pis ! Je m’arrête là ! » ce qui est au fond au cœur de tout pratique d’artiste, qui doit savoir se dire « J’arrête là ! ».
Comment situez-vous aujourd’hui Smile par rapport à Sgt. Pepper ?
Je préfère Smile à Sgt. Pepper. Je suis un fan absolu des Beatles, je les écoute depuis mes dix ans mais je ne considère pas Sgt. Pepper comme leur meilleur album. Quelques titres m’ennuient un peu, comme « With A Little Help From My Friends » ou « Within You, Without You ». Mais j’adore « Lovely Rita » ou « Being for the Benefit of Mr. Kite! »… Par contre si on me demande si je préfère Smile à l’album blanc, ou Smile à Abbey Road, là je serais plus embêté… Parce qu’au final, ce sont des disques qui se ressemblent un peu pour moi, le premier pour ce foisonnement sur trente morceaux et ces expérimentations dans tous les sens, le second pour le côté à la fois fragmenté et très cohérent du medley de la face B.
Comment situez-vous aujourd’hui Smile par rapport à Pet Sounds ?
Pour le coup, j’aurais là aussi du mal à choisir parce que pour moi ils sont très différents. Il ne me viendrait pas à l’idée de modifier l’ordre des titres de Pet Sounds ou d’en supprimer, comme je peux en ressentir l’envie pour Smile. Il s’agit de deux choses distinctes, l’œuvre où chacun peut voir ce qu’il veut et une œuvre cohérente à prendre comme elle est.
Existe-t-il une vie après Smile ? Si vous deviez conseiller à des amis un ou plusieurs albums des Beach Boys ou de Brian Wilson dans la toute dernière période, lequel proposeriez-vous ?
De la toute dernière période, j’aime bien l’album solo de Brian That Lucky Old Sun (2008), avec des textes également écrits par Van Dyke Parks, un enchaînement de chansons et de parties parlées qui renoue avec la thématique californienne.
La difficulté, aujourd’hui, tient plus dans le fait de savoir quel est le pourcentage de son œuvre actuelle dont il est directement responsable, car il est toujours très entouré. Je l’ai vu en concert il y a un an à Lyon, sur la tournée Pet Sounds, et on voyait clairement quelqu’un de diminué, présent par intermittence. Son groupe était heureusement là pour soutenir ses parties chantées.
Dans une interview, Darian Sahanaja, son bras droit sur scène et en studio depuis vingt ans, a dit qu’il fallait voir ses concerts quasiment comme un spectacle de musique classique où le compositeur serait sur scène : la réinterprétation d’une musique déjà devenue classique.
Merci Jean-Marie Pottier.
J’ai oublier le futur depuis des mois,
Je me concentre que sur le passer
car je me pert très souvent dans mes pensées.
Je n’arrive pas à me concentrer dans le présent, désolé je n’ais pas remarqué que tu te lever chaque matin pour m’encourager…