[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f24418″]E[/mks_dropcap]n ouvrant Un peu tard dans la saison, préparez-vous à lire plusieurs romans. Selon l’angle qui vous séduira, vous lirez d’abord un conte pessimiste, un roman à clés, une autobiographie critique, une ode à la mémoire, un roman de nostalgie, une fiction politique… Si vous connaissez déjà un peu le travail de Jérôme Leroy, cela ne vous surprendra qu’à moitié.
Depuis ses premières publications dans les années 90, il explore une multitude de genres, de la fiction sociale au polar politique en passant par la poésie, les nouvelles, les romans pour enfants, les essais. J’ai fait sa connaissance avec un merveilleux recueil, Une si douce apocalypse, où déjà l’auteur s’attachait, au fil de 8 nouvelles, à détecter les signes des calamités à venir… On commencera donc par cet angle-là, qui, justement, correspond au « pitch » qu’on pourrait faire de ce roman si on nous le demandait…
Un peu tard dans la saison est écrit à deux voix, et en deux temps. Le futur, le temps de la Douceur : les survivants de l’Eclipse ont « retrouvé un rythme archaïque, c’est-à-dire logique. » Ils lisent de la poésie dans des livres de papier, à la lueur des bougies. « La journée sera belle. Elles sont toutes belles, maintenant. » Comment ces femmes et ces hommes en sont-ils arrivés là ? L’Eclipse. Cet événement qui fera probablement date dans l’histoire de l’humanité, et dont le roman va nous raconter la genèse.
Et le présent. Les attentats terroristes ont transformé la vie des humains, dans les villes et les campagnes. La sécurité policière et armée a pris le pouvoir et ne se prive pas de l’exercer, avec tous les abus qui vont avec. La surveillance s’exerce à tous les niveaux, et en particulier dans l’entourage des intellectuels qui ont eu le malheur de se faire remarquer par leurs engagements et leurs fréquentations.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f24418″]G[/mks_dropcap]uillaume Trimbert est de ceux-là. Ancien prof de lycée, romancier et journaliste, il vit dans un appartement du XIVe arrondissement que lui loue à bas prix la psychanalyste Constance Soligny, sa « mécène ». Amateur de doo-wop et de Marvin Gaye, attaché à son cabriolet Peugeot vintage, à ses chemises bien coupées, à ses Weston, Trimbert joue avec les paradoxes. Encarté au Parti Communiste, il écrit pour la presse ultra-conservatrice et avoue volontiers sa tendresse pour les écrivains de droite. Son goût pour les jolies femmes se matérialise au moment où l’on fait sa connaissance par une liaison avec la ravissante Mariama, jeune militante noire et bisexuelle.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f24418″]N[/mks_dropcap]otre homme est épié de près par une jeune capitaine des services secrets, Agnès Delvaux. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle met du cœur à l’ouvrage. Elle s’introduit chez lui, lit ses livres vautrée sur son canapé, vêtue d’une de ses chemises, explore son passé, ses anciennes amours, ses amis proches ou lointains, le suit lors de ses dérives alcoolisées, se rend dans les lieux qui lui sont chers.
Pourquoi surveiller de si près un homme pareil ? La sécurité de l’État est-elle vraiment la seule motivation d’Agnès Delvaux ? Son enquête est obsessionnelle. Plus qu’une enquête, c’est à un véritable processus d’identification qu’on assiste… Agnès se met littéralement dans la peau de Trimbert, plus encore, elle le désire, elle l’aime sans jamais lui avoir parlé. Et pourtant, Agnès n’est pas une midinette.
Elle a pour mission, avec sa hiérarchie, d’enrayer l’Eclipse. Depuis quelque temps, on assiste à des disparitions inexpliquées : des hommes et des femmes s’évanouissent dans la nature, sans laisser de trace. Lâchent prise, renoncent à ce monde devenu fou… Le phénomène commence même à toucher l’élite des nations. Et Trimbert fait sans doute partie de ceux qui s’apprêtent à s’effacer du monde, un jour, bientôt, peut-être…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f24418″]V[/mks_dropcap]oilà pour l’histoire, qui donne à Jérôme Leroy l’occasion d’exprimer ses inquiétudes quant à l’état du monde… Réseaux sociaux tyranniques, régression sociale, discriminations insupportables, tout y passe, en douceur, sous couvert d’une fiction dont on s’aperçoit, à mesure du déroulement, qu’elle n’est finalement pas si loin de notre réalité. Le tout aboutissant à une situation de violence extrême où les hommes n’ont d’autre solution que de détruire, aveuglément, ou de disparaître.
Ce serait pourtant mal connaître notre auteur que de supposer qu’il va s’en tenir là, même si telle quelle, l’intrigue suffirait à séduire le lecteur.
Dans Un peu tard dans la saison, Jérôme Leroy paye de sa personne. Certes, il nous a habitués aux romans à clés, mais là, il se surpasse en se livrant à une autocritique en bonne et due forme : comme chez Flaubert, Guillaume Trimbert, c’est lui. Et si ça n’était pas lui, le roman perdrait grandement de son incroyable séduction : Trimbert veut disparaître, ses certitudes s’effilochent, sa vitalité le cède à l’esprit de contemplation et, surtout, de nostalgie.
Et c’est là que Jérôme Leroy fait mouche, en plein cœur. Parce que ses souvenirs, s’ils sont les siens, nous rappellent étrangement les nôtres. Parce qu’il accomplit un travail remarquable sur la mémoire. Le temps…
« Prendre le temps et tirer au hasard un de ses nombreux fils » : une première phrase qui introduit à une farandole d’images mémorielles, illustrant de façon subtile la façon dont les réminiscences agissent en nous. Proust n’aurait pas dit mieux…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f24418″]D[/mks_dropcap]’ailleurs, du roman de mémoire au roman à clés, Marcel Proust n’est jamais bien loin lorsqu’on lit Un peu tard dans la saison. En décrivant Guillaume Trimbert et son univers personnel, Jérôme Leroy réalise un autoportrait lucide, parfois attendri, et, par petites touches, montre comment nos goûts littéraires, musicaux, artistiques font de nous une personne unique et inimitable, avec ses contradictions et ses blessures, tout en nous donnant notre qualité d’humains.
Roman à clés, Un peu tard dans la saison met en scène des personnages qui résonnent dans la réalité, et on peut se prendre au jeu des devinettes, ou pas. Finalement, peu importe…
Jérôme Leroy, styliste hors pair, réussit à mettre le classicisme et l’élégance au service d’un propos audacieux. En s’engageant, lui, ses souvenirs, ses amours, ses attachements littéraires, il suscite chez son lecteur l’émotion et les réminiscences qui constituent l’essence de la vie des hommes.
Un peu tard dans la saison de Jérôme Leroy, La table ronde
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