[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ela fait quatorze ans que nous attendions le retour de John Cunningham. Fell, son nouvel album sorti chez Microculture est l’un des sommets de sa carrière et pourrait même le projeter au delà du statut des artistes dont on considère parfois un peu trop facilement le travail comme un “trésor caché”. Cet orfèvre de la pop song sans âge nous explique les raisons de son absence, ses méthodes de travail et revient sur sa relation très particulière avec la France.
Je vais commencer par une question toute simple.
Pourquoi quinze années se sont-elles écoulées depuis la sortie de ton dernier album ?
Cette pause était-elle volontaire ?
Après une aussi grande absence tu penses bien que je me suis préparé pour répondre à cette question (rire). C’est en fait un mélange de plusieurs choses. Il est difficile de mener une vie normale en étant musicien car tu ne gagnes pas beaucoup d’argent. A mon niveau en tout cas. Je ne suis pas quelqu’un qui suis très à l’aise non plus, ni avec mes chansons, ni dans ce milieu. J’ai donc trouvé un job à plein temps, et jusqu’à il y a quelque temps j’ai habité à Dublin. Je n’ai par contre à aucun moment cessé de composer. Pendant un long moment je n’ai pas eu suffisamment de chansons assez bonnes pour sortir un album.
Tu as donc eu le temps de prendre du recul sur tes compositions.
Oui cet album est en quelque sorte une compilation de chansons. Si tu es toujours enthousiaste à propos d’un titre que tu as composé cinq ans auparavant, c’est que finalement il ne doit pas être si mauvais que ça et que tu y retrouves une signification très personnelle. Et puis, les années passant, je trouve que prendre son temps a du bon. Tu peux corriger tes erreurs.
Y a t-il tout de même des chansons que tu as composées sur le tard, une fois que le projet de sortir un disque s’est concrétisé ?
Oui, il y en a deux que j’ai écrites rapidement, “We Get So We Don’t Know” et “All For The Love Of Money”. Par contre “We Get So We Don’t Know” m’a demandé un temps fou à enregistrer.
Tu as déclaré sur Facebook avoir enregistré ce nouvel album par erreur.
Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
C’est en fait inspiré d’un dialogue de film, Withnail and I La scène se déroule à la fin des années soixante. A un moment, un couple part en vacances dans le Lake District et souhaite acheter à manger dans une ferme. L’un d’entre eux dit au fermier : “Nous sommes venus en vacances par erreur”. Ça m’a tout de suite parlé car à un moment je me suis retrouvé avec 90 % d’un album sans même l’avoir réalisé. J’étais enfin certain que je tenais quelque chose de solide. J’avais réussi à monter ce projet comme je le souhaitais, seul dans mon home studio et sans aucune pression. Ce n’est qu’après que les détails plus business sont entré en jeux.
Les titres ont été écrits entre Dublin et le Lake District.
Cet album reflète t-il pour toi à la fois la ville et les grands espaces ?
Sens-tu une différence entre les titres composés dans chaque ville ?
Moi oui, mais je pense que personne d’autre ne pourra s’en rendre compte. Les détails sont trop infimes. L’album ayant été composé dans deux environnements complètement différents, la ville et la campagne, il y a forcément des éléments qui affectent ton travail. Les gens qui t’entourent sont différents. Les énergies aussi. J’ai passé un moment formidable à Dublin, ses habitants sont fantastiques. Mais depuis mon arrivée à la campagne, je m’aperçois que je ne suis pas fait pour être un citadin. Je suis l’inverse de ces gens qui habitent en ville et veulent tout plaquer pour partir vivre à la campagne sans jamais oser franchir le cap.
J’ai eu l’occasion de me rendre au Lake District, je comprends que tu t’y sentes bien.
Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’artistes, poètes ou écrivains vivent là bas. Ce lieu est une source d’inspiration incroyable. On a l’impression que le temps s’y écoule plus lentement. Après je ne veux pas passer pour quelqu’un d’accro au nord de l’Angleterre. Plus jeune, j’ai travaillé avec les Housemartins. Ils s’identifiaient énormément au nord du pays. Un de leurs albums s’appelait London 0, Hull 4. C’est le genre de chose qui va un peu trop loin pour moi. Je connais bien le sud de l’Angleterre car j’y ai habité. Effectivement, la différence avec le nord est flagrante. Mais je ne comprendrai jamais ce chauvinisme local.
Fell est peut être l’album le plus arrangé et le plus pop, au sens classieux du terme, qui tu aies enregistré à ce jour.
D’où t’es venue cette envie ?
Je ne m’en rends pas bien compte. C’est le premier album pour lequel j’ai fait exactement ce que je voulais, sans aucune collaboration. Gamin, j’étais influencé par Brian Eno car j’aimais cette idée de l’artiste solitaire qui prend de plus en plus d’aisance dans son studio en bricolant ses synthés. J’ai voulu faire un peu comme lui, mais avec des sons organiques, car j’aime quand un morceau sonne naturel. Je pense maintenant avoir fait le tour de ce type d’approche et, à l’avenir, je vais recommencer à travailler avec d’autres personnes.
La production est incroyable, comment y es tu parvenu ?
J’ai enseigné la production pendant plusieurs années. J’ai donc beaucoup appris sur les différentes techniques. Comment placer un micro, les méthodes d’enregistrement etc. Ça m’a beaucoup aidé.
Une attention toute particulière a été portée aux harmonies vocales.
Oui, j’ai été très exigeant envers moi même car je voulais que tout sonne parfaitement. J’ai un peu honte de certains enregistrements effectués par le passé. Tu penses toujours qu’il t’aurait fallu plus de temps ou que tu t’y es pris de la mauvaise façon. Mais à ce stade de ma carrière, je commence à relativiser. Un disque n’est que le reflet de toi même à un moment précis.
A l’écoute de ces dix titres, ta passion pour les Beatles semble toujours aussi présente.
Something About The Rain en est pour moi un sublime exemple.
Écoutes-tu toujours autant leurs disques avec passion ?
Oui, encore beaucoup, et ils continuent de m’inspirer. J’arrive même à détailler les arrangements ou à isoler des instruments de certains titres dans ma tête. Par contre, je n’essaie pas de faire sonner ma musique comme la leur. Ça doit être quelque chose d’inconscient propre à pas mal de musiciens anglais. Souvent je m’en aperçois une fois que j’écoute un morceau achevé. Je me dis : “Hum, ça sonne un peu comme les Beatles tout même !”. Et alors ? Ce n’est pas bien grave. Bon pour être totalement honnête, au début de ma carrière je voulais que certains titres sonnent comme eux. Il y a un groupe dont je ne me souviens plus du nom qui avait sorti il y a quelques années un hit qui sonnait comme les Beatles. Certains criaient au scandale, mais de mon côté je trouvais ça presque normal. Les artistes s’inspirent des autres depuis la nuit des temps.
Tu pensais peut être à Tears For Fears ou Oasis ?
C’est possible. Mais même les concernant, ils apportent leur propre personnalité, ce n’est pas uniquement un pastiche. Ils ne font que digérer cette énorme influence.
Comme les Beatles tu sembles vouloir casser les codes, t’éloigner de la structure classique d’une chanson.
Peut-être, mais là aussi ce n’est pas fait consciemment. Mon but premier est de me divertir et de prendre du plaisir. C’est un moyen d’y parvenir. Il y a toujours quelque chose qui résonne en toi que tu digères pour communiquer. Sinon je ne produirais que du bruit blanc (rire).
We Get So We Don’t Know en est l’exemple parfait. Il surprend avec une boucle électro qui arrive vers 3 minutes 30 alors que l’on pense que le morceau est terminé.
Comment t’es venue cette idée ?
En fait, il n’y a pas de boucle, tout est joué live. Cela doit refléter les influences Jazz Rock liées à mon enfance. Des groupes comme Weather Report. J’ai grandi dans une famille dans laquelle il y avait toujours de la musique en fond sonore. Et je pense que d’une façon ou d’une autre les structures étranges de certains titres auxquels j’étais exposé ressortent d’une façon ou d’une autre dans ma musique. Il y a également le premier album de Roxy Music, période Brian Eno, qui m’obsédait quand j’étais gamin. On y retrouve dans beaucoup de titres un côté répétitif j’ai toujours adoré et qui m’a certainement façonné.
La tendance actuelle est d’utiliser du saxophone dans ses chansons, alors que jusqu’ à récemment, c’était considéré comme le summum du mauvais goût.
Pourquoi en avoir utilisé un sur I Can Fly ?
C’est à la mode, vraiment ? Je n’en avais aucune idée. Là aussi, c’est lié à Roxy Music. Tu auras sans doute remarqué que ma musique n’a jamais été représentative des tendances du moment (rire). J’ai toujours fait exactement ce que j’avais envie en espérant que les gens allaient y adhérer. Personnellement le saxophone est un instrument que j’adore. Pour en revenir au premier Roxy Music, son utilisation est pour moi la cerise sur le gâteau. Par contre il n’a pas toujours été utilisé de la meilleure façon qui soit dans les années 80. J’ai en tête certains titres de Hazel O’Connor, ou de la musique destinée aux yuppies.
Tu as continué à te produire en concert.
Les dates étaient-elles régulières ou bien as tu donné des concerts pour des événements particuliers ?
Je n’ai joué que lorsqu’on me l’a proposé car je n’aime pas vraiment jouer en concert. Le studio est mon élément naturel, l’endroit où je travaille dur. Être invité m’a permis d’éviter mon pire cauchemar, me retrouver devant un public qui ne sais pas qui je suis et qui n’a jamais entendu la moindre de mes chansons. Tu finis par te demander ce que tu fais là. Je préfère avoir un disque de sorti, laisser le temps aux gens de l’écouter, puis commencer à tourner. J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir lors de mes deux dernières venues à Paris car tu sentais qu’il y avait une réelle communication entre le public et moi.
Tu es souvent catalogué comme un grand compositeur qui malheureusement ne rencontre pas le succès qu’il devrait.
As-tu ressenti des frustrations au cours de ta carrière ou au contraire t’estimes tu heureux d’avoir pu enregistrer des disques et de tourner pour les défendre ?
Je ne suis absolument pas amer. J’adorerais pouvoir en vivre pour ne pas à avoir à travailler en parallèle. Non pas que je ne prends aucun plaisir à travailler, mais c’est plutôt que ces jobs ont une conséquence directe sur ma productivité et mon flux créatif. Par contre, il y a certains facteurs qui s’inscrivent en complément de ta vie de musicien. Par exemple, je dessine beaucoup en ce moment et je vais devoir me charger d’exposer mon travail. Pour moi cette activité est compatible car elle stimule ma créativité. Un job classique serait plutôt un frein car cela reviendrait à presque à rendre inactive une partie de mon cerveau pour me consacrer à des choses non artistiques. Je suis le plus heureux du monde que des personnes soient touchées par ma musique. Peu importe qu’ils soient 100 ou 10 000. Par contre je serais encore plus heureux s’il y en avait encore plus qu’aujourd’hui (rire).
Ton nouvel album sort chez Microculture, un label indépendant français. Comment avez-vous été amenés à collaborer ensemble ?
C’est Franck Zeisel qui m’a présenté à eux. Il m’a contacté en me parlant de ce label qui pourrait peut être m’intéresser car ils avaient fait un superbe travail en 2015 avec The Apartments dont il est un gros fan. Le timing était parfait car je venais juste de terminer mon album. Je me suis rendu sur leur site et j’ai été plutôt séduit. Ça tombait bien car je n’ai pas trop une âme de businessman et je ne sais pas si j’aurais vraiment cherché à démarché les maisons de disques par moi même. J’ai besoin de gens enthousiastes qui prennent les choses en mains. C’est exactement ce qui s’est passé avec Microculture. Je n’arrive pas à croire qu’ils ont réussi à récolter tout cet argent via les personnes intéressées par mon nouveau disque. Je suis bien plus heureux avec eux que sur un gros label pour qui je ne serais qu’un pion parmi tant d’autres.
Tu avais déjà sorti un disque, Homeless House sur un label Français, les Disques Mange-Tout.
La France semble avoir un attachement tout particulier à ton travail.
Mais de ton côté quel est ton rapport à notre pays ?
As-tu l’impression que ta musique y est mieux perçue qu’ailleurs ?
On me le demande souvent. C’est difficile de généraliser. Car j’ai pas mal de fans aux Etats-Unis également, mais le pays est tellement grand qu’à l’arrivée ça ne représente pas beaucoup de monde. Ce qui signifie également que ma musique n’est pas comprise plus que ça là bas. Je préfère parler d’une réponse que j’apporte à une niche du spectre culturel. Mais plus spécifiquement, je suis attiré par la culture française. Il y a quelque chose qui me parle. Au Royaume-Unis, nous n’avons plus la même considération que vous pour ce qui touche à la culture au sens large du terme. J’ai l’impression que les fans français plus loyaux et reconnaissants qu’ailleurs. Je ne me sens pas oublié comme je l’ai été chez moi où les gens passent très vite à autre chose. J’arrive peut être à toucher l’inconscient des français avec ma musique sans m’en rendre compte (rire).