Après sa carrière au sein des Czars (voir ici) et deux albums solos comportant des chansons de toute beauté, nous avions laissé John Grant avec la publication d’un superbe live (with the Philarmonic Orchestra) et une collaboration avec Hercules and Love Affair.
Pour la sortie de son nouvel album, John Grant postait une vidéo-teaser où il apparaît en petit polo dans un intérieur bourgeois, le visage maculé de sang, une masse à la main à l’avenant, et le regard alternant entre la quiétude et la folie. Le tout ne laissant pas lieu au doute : Notre homme a perdu l’esprit.
Pour le fan que je suis, habitué à la beauté des compositions, sans pour autant m’être particulièrement intéressé au visuel qui les accompagne, la surprise fut grande. Ce fut donc l’occasion de jeter un oeil sur les précédents clips de notre homme.
Dès que John Grant apparaît dans un de ses clips, il est seul, et il déambule quelque part.
Dans Chicken Bones, en costume de super-héros SDF misérable. Il finit par sauter de la fenêtre de son studio miteux pour aller casser la gueule de son super-ennemi et de sa femme dans leur appartement-témoin Ikea. La violence, mêlant le burlesque et le tragique.
Pour Pale Green Ghosts, en costume dans les paysages d’Islande, une pelle à la main, il va creuser sa propre tombe.
Pour GMF, en basketteur urbain dans une quelconque banlieue américaine, il se fait beau pour aller seul en boîte, où il danse, seul.
Dans certains de ces clips, il rencontre des personnes et discute paisiblement avec elles. On sent le garçon sociable, sympathique au demeurant.
Néanmoins, ce qui ressort de ces films, c’est une terrible solitude. Et une certaine gêne pour le personnage principal. Ainsi, lorsqu’il se retrouve accoudé au bar d’une boîte et qu’un garçon semble s’approcher de lui : Il esquisse un sourire qui s’efface immédiatement, lorsque le jeune homme va directement demander une boisson au bar, en mode « hey, what did you expect ? ». Moment de gêne subtil, de quelques secondes, qui résume bien l’idée de solitude qui étreint notre chanteur.
Sans m’être plongé précisément dans les paroles des chansons de l’homme, j’ai toujours eu la sensation d’une certaine universalité dans sa façon de traiter les choses de manière tragi-comique.
Néanmoins, pour les deux derniers clips avant le nouvel album, l’implication de John Grant dans la cause homosexuelle est plus explicite : Ainsi, Glacier résume en 8 minutes, via des documents photographiques ou filmiques, le traitement auquel ont eu droit les homosexuels dans notre monde depuis la fin du XIXème siècle.
Le Clip de I Try To Talk To You, de Hercules and Love Affair, dans un beau noir et blanc, dépeint la longue étreinte (ou bataille ?) de deux danseurs dans toutes les pièces d’une grande maison. Elle commence par un homme seul devant son miroir, et s’achève de la même manière. Comme une métaphore de la solitude, encore, malgré la fougue. « J’essaie de te parler ».
Pour Disappointing, premier extrait du nouvel album, John Grant se promène à nouveau dans la rue. Chemise et parka. Un homme en tenue de sport court, le dépasse, sourit à la caméra, comme une invitation à le suivre, que la caméra accepte. Il entre alors dans une salle de sport où nous le suivrons au fil de ses pérégrinations. L’exploration du lieu révélera les vestiaires puis le sauna, où l’on devine qu’il est dédié à l’amour entre garçons.
Le chanteur y chante pour la première fois face caméra. Il porte dans ses mains un petit hérisson en chocolat, dont les épines sont des bougies. John Grant entre dans l’établissement, mais reste habillé, en chemise, quel que soit le lieu où il se trouve, alors que tous les autres hommes sont soit en tenues de sport, soit en train de se changer. A la fin du clip, le hérisson est exposé au milieu d’hommes vêtus une serviette autour de la taille, certains se tenant par les épaules ou se caressant les uns les autres, dont celui qui nous avait invités à le suivre… Le hérisson est devenu énorme, avec d’innombrables bougies, comme le symbole d’un coeur fragile prêt à exploser ? Dans une scène, chacun des figurants arbore un hérisson avec une bougie allumée… Et dans une autre, un homme en croque un et le déguste goulûment. Métaphore d’un petit coeur brisé ou d’un plaisir assumé ?
Quelques éléments notables : Les hommes qu’on voit dans ce clip sont d’âges et de physiques variés, des hommes jeunes ou d’un certain âge, barbus, glabres, musclés, poilus, grassouillets, à la chevelure travaillée ou chauves… Un contre pied à l’esthétique homo-érotique classique qu’on pouvait retrouver dans le clip d’I try to talk to you. Par ailleurs, le clip est parsemé de clins d’oeil à la carrière de John Grant : le caméo d’Andy Butler, de Hercules and Love Affair, les décorations pas très orthodoxe dans un univers de salle de sport (des photos de hiboux, qu’on retrouve aussi dans la pochette du disque), un homme tapant sur un pneu géant avec une masse, un autre prenant le thé, assis dans les toilettes…
Le clip s’achève sur un plan filmant l’entrejambe d’un homme en slip, qui en fait claquer l’élastique sur sa hanche, puis par John Grant, à nouveau dehors, avec sa parka, finissant de chanter et souriant à son tour à la caméra, d’un sourire timide mais aussi fier. Comme en disant : ça aussi, c’est mon univers.
Pourquoi une description aussi précise de ce clip, me direz-vous, alors que je suis censé chroniquer un album entier ?
Tout d’abord, pour le décalage entre l’image et la chanson qu’elle illustre.
Dans Disappointing, le chanteur déclare à quelqu’un que tout ce qui existe de beau et de trépidant est décevant en comparaison à la personne à qui il s’adresse. Que rien n’est plus beau que le sourire qui se dessine sur son visage, et rien n’est plus réconfortant que l’idée de savoir que cette personne existe à ce moment, à cet endroit.
Les coeurs romantiques pourront interpréter cette chanson comme une puissante déclaration d’amour, universelle et passionnée. Les esprits moins délicats ou plus cyniques, en jetant un regard sur ce clip, pourraient s’interroger sur l’origine de ce sourire éclatant capable de faire de l’ombre à toute autre merveille du monde. Et si le sourire dont nous parle John Grant était celui d’un anonyme rencontré dans un lieu de plaisirs, échangé après une étreinte fougueuse dans une jouissance partagée, un sourire issu d’une relation éphémère mais non moins intense ?
Ce clip ouvre le spectre des possibles dans les intentions du chanteur, et fait naître une ambiguïté. Et c’est là sa force.
Par ailleurs, ce clip est un condensé de tous les clips précédents du chanteur : sentiment de solitude ou de décalage, illustré par John Grant en chemise au milieu d’hommes dévêtus, présence de l’humour, hommage à ses collaborations et assomption de son homosexualité.
Eh bien, il en va de même de l’ensemble de l’album Grey Tickles, Black Pressure.
Les textes restent dans la tonalité tragi-comique, alternant le ressentiment, les déclarations d’amour passionné, et le décalage humoristique (ainsi, la Voodoo doll est-elle une poupée pour prendre soin d’un être cher au coeur du chanteur)
Contrairement à ses deux albums précédents, où la musique était uniforme dans la tonalité, John Grant ne choisit pas de parti pris musical précis pour cette oeuvre. Des instrumentations classiques rock aux sonorités électro, en passant par l’usage d’un orchestre pour donner de la hauteur à ses chansons, tout y passe. Certaines chansons pourraient avoir été composées pour Queen Of Denmark ou Pale Green Ghosts. Et d’autres sortent du lot.
L’album commence et s’achève par le verset 1 Corinthians 13:4–8a. Dans Intro, l’oraison devient inaudible pour cause de traduction simultanée (en islandais ?) puis d’apparition de vrombissements qui s’arrêtent net pour laisser leur place à la chanson éponyme, dans une tonalité rappelant le premier album.
Les trois chansons suivante forment un triptyque qui étonnera le fan, par la violence qu’elles supposent dans leur sonorités. Voix distordues, choeurs stridents, musique expérimentale, puis sons industriels (basses lourdes et guitares saturées, notamment) à rapprocher de Marilyn Manson (ce n’est pas un reproche pour moi), et enfin une alternance couplets-refrains étonnants. Le tout rappelle furieusement les expérimentations d’un David Bowie époques Beauty and the Beast ou Hearts Filthy Lessons… John Grant assume enfin la colère qu’il a en lui et l’exprime par sa musique. Et c’est bon.
La suite des chansons sera dans la zone de confort du chanteur, avec des compositions qui ne nous étonneront pas mais sont toujours indispensables.
Comme toujours, John Grant fait ce qu’il veut de sa voix, la déforme, lui donne subtilité ou puissance à sa guise, dans une maîtrise impressionnante, imposant le respect.
C’est sur les deux dernières chansons de l’album qu’il faudra notamment s’attarder. Parfaites synthèses de ce qui précède, mélange d’électro, d’orchestre classique et d’instruments rock, No more tangles et Geraldine sont d’une beauté imparable. C’est avec ces chansons-là que vos poils se dresseront de plaisir.
L’album s’achève avec l’Outro où l’oraison est enfin audible, récitée par une fillette.
Musicalement, l’album est un cheminement de la violence et du ressentiment à la magnificence de l’apaisement.
Ici, John Grant choisit d’assumer toutes ses facettes, son ambiguïté. Il se livre entièrement, dans un album qui ne se laisse pas appréhender facilement à la première écoute, mais qui mérite largement votre attention. Ce sera une fois de plus un incontournable.
Grey Tickles, Black Pressure sort le 9 Octobre chez Bella Union
John Grant sera en concert à la Cigale le 15 Novembre 2015
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