Le paradis des autres, c’est celui des musulmans, dans lequel arrive le jeune Jonathan, dit Yon, après avoir péri dans un attentat suicide à Jérusalem le jour de son anniversaire, attentat perpétré par un gamin de son âge qui s’est fait exploser en prenant le petit Juif dans ses bras. L’histoire est racontée par l’enfant, qui livre un monologue haletant, dans lequel intervient le narrateur, ainsi que Dieu, mais peut-être n’y a-t-il en réalité qu’une seule voix, celle de l’auteur, qui aurait reçu toutes les autres, auxquelles il prêterait, en quelque sorte, sa bouche et sa plume pour leur permettre de s’exprimer. Yon erre dans un univers qui lui est étranger et se lance à la recherche de ses parents, La Reine et Aba, dont le souvenir le hante tout au long de ce périple halluciné dans un paradis qui ressemble à un désert, peuplé de personnages qui disparaissent peu de temps après avoir rencontré l’enfant.
Le roman a des allures de long poème et comporte quelques images aux accents surréalistes qui pourraient avoir été composées par William Burroughs lui-même, des images dont le sens est parfois difficile à saisir, mais qu’importe, puisqu’on sait déjà, dès la première lecture, qu’il sera impossible de ne pas revenir à ce texte incroyable pour s’y replonger et se laisser emporter par la puissance de Joshua Cohen, dont la prose agit comme un aimant auquel il serait vain de vouloir résister.
La complexité de la narration, le caractère mystérieux de certaines images et la violence infligée à l’idée que l’on se fait de la syntaxe ébranlent les convictions du lecteur et le poussent à s’interroger constamment. Qu’a voulu dire l’auteur ? Les nombreuses références laissent penser qu’il s’agit d’une œuvre d’une richesse insondable, et les notes de la traductrice (qui s’est montrée remarquablement disponible et m’a confié que tout ce qu’avait écrit Joshua Cohen était intentionnel) se révèlent vite indispensables, tant elles améliorent notre compréhension du texte.
La littérature expérimentale est souvent faite d’inventions langagières, de prise de distance avec les conventions et d’humour, et Joshua Cohen utilise tous ces éléments avec une maîtrise singulière, repoussant les limites aussi loin que possible, comme pour prouver qu’il est capable de malmener le lecteur tout en lui causant un plaisir absolu.
Chaque phrase est un choc pour qui parcourt les pages de ce roman virtuose, choc émotionnel et intellectuel, la forme et les idées du texte bouleversant, dans un même mouvement, tout ce dont chacun croyait être constitué, jusqu’à donner l’impression de se trouver totalement nu, happé dans un tourbillon de poésie philosophique scandée par une voix enfantine et visionnaire dont les échos sont voués à perdurer longtemps. En un mot, Le Paradis des autres est MONUMENTAL !
Il convient de saluer l’admirable travail d’Annie-France Mistral, dont on imagine qu’elle a fourni une colossale somme d’efforts pour traduire ce livre inclassable et irrévérencieux, et la folie vivifiante de l’éditeur, Benoît Virot, qui a pris le pari de faire découvrir Joshua Cohen en France. Le Nouvel Attila vient de connaître un beau succès, tout à fait mérité, avec l’excellent Debout-payé, du non moins excellent Gauz. La preuve, si besoin est, que les œuvres complexes n’ont pas systématiquement du mal à trouver leur public et que leur place, au sein de la production littéraire contemporaine, est tout bonnement indiscutable.
« Le paradis n’a pas de continuité. Après avant. Le paradis n’a pas de conséquence. Pas de cause de causalité. Il manque, comment dirais-je, d’Affect. Une alliance rompue. Un soulèvement par deux fois renversé. Primo : Après une vie vécue dans la moralité il faut une éternité pour s’habituer à l’amoralité. Voilà pourquoi tant de vertueux deviennent autant de méchants au paradis et pourquoi ils y sont punis. Voilà pourquoi l’enfer qui est aussi amoral que le paradis abrite plus de vertueux qu’il ne pourra jamais en rencontrer ailleurs. »
Joshua Cohen, Le Paradis des autres, traduit de l’anglais par Annie-France Mistral, Le Nouvel Attila, octobre 2014
Encore un bouquin qu’on a envie de lire (la liste s’agrandit, encore et encore…)
Tu lis la première page de ce livre et tu es emporté – et tu comprends que Joshua Cohen est un auteur hors normes, dont tu vas ensuite lire chaque publication au moins deux fois, pour t’en imprégner durablement.