« Tous les matins en me réveillant je serai heureuse et je chanterai, je sortirai et je chanterai, je ne ferai plus jamais profil bas, je marcherai et je chanterai en regardant les gens droit dans les yeux.
Ça s’ouvre à nouveau, j’entends Qu’est-ce qui t’as pris de la foutre là-dedans, elle est vivante. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#117ad6″]É[/mks_dropcap]cho. Écho. Écho aux maux des désormais dits migrants passés et à venir – des dizaines de milliers à présent – morts et vivants. Écho au silence de ceux qui, indolents, paraissent parfois les deux. Sans colère ni jugement, faire la part des mots et des choses, le bilan.
Examen de conscience sans direction aucune, entre cénesthésie et lacune. S’interroger, observer, constater, s’appliquer à. Être et savoir. Mesurer l’étendue, chercher une issue, dans la menace poétique et politique décousue introduite clandestinement sous le couvert du Laissez-passer de Juliette Mézenc, recueil géopsychocorpographique, entre-je(ux) de casse-briques et de mail(les), sorti le 21 octobre 2016 aux Editions de l’attente.
« Je et déjà les problèmes commencent.»
Réelle, virtuelle, orale. De quelle nature est. L’expérience de. L’animal qui se débat avec le pan de mur jaune dans lequel, au sortir des bois, ses bois demeurent pris. L’observatrice qui, interdite, qui, déchirée, demeure. & avec elle l’esperluette, symbole poétique. & la trentaine qui suit, en tête de chapitre. & l’horizon ouvert. Sur une succession de scènes dont on ne sait d’où elles sont. Issues, lumière — « mais tout le reste : fondu ». Le soleil, et la mer — « devenue mon organe ». Éléments perturbateurs, endoc(t)riniens. Établir le rapport que l’on entretien avec. L’in-/-ex-térieur. Son corps propre et celui de l’autre, corps proches, mais étrangers, évidés, cervidés, mais non vide d’orgone — « la vie affleurait, pulsée, l’énergie criarde du dedans comme filtrée par la frontière poreuse. »
«… Au bout d’un certain temps tu n’en peux plus de toute cette énergie accumulée, il faut en faire quelque chose de ton corps retrouvé, il faut que tu sortes, que tu marches, que tu danses en marchant, il faut que tu vives et c’est urgent… »
Laissez-passer, comme une injonction, un véhicule. M’autoriser, à glisser d’une époque, d’un lieu à l’autre, sans distinction, de genre, de nombre. Me mettre en abyme, à peine, un peu, histoire de — « c’est le cahier des charges de l’artiste ». Sans s’oublier ni se regarder vivre. Avec en ligne de mire l’expérience du je[u] vidéo (lat. je vois)/de rôle à l’intérieur d’un livre dont vous êtes le héros, Maison des épreuves ou Saccage, qui con-jugue/-jure. Instaure une série de rituels, instille une série de liens, hypertext(u)e(l)s — « encombrants qui ont migré, passé la frontière de ta peau. » [incon]sciemment ou non, saisis(sables) ou non — In[ter]ception : « une certaine Sophie G. qui accouche des ourses sur le pont d’un bateau dans le récit d’un certain Antoine V. »
La mer toujours recommencée, la terre plate, Half-Life et Minecraft, la map et le bedrock déposé depuis pour gêner les migrants — « Dans Half-Life 2 le jeu, le bout du monde est tranchant. » Un jeu donc, mais un jeu sérieux. Menaçant théâtre des opérations dont on ne sort souvent que mort/par accident. Terrain d’essai (La Maison, encore) dont il suffirait de contourner le mur et les règles pour les dépasser. Au lieu d’obéir, de jouer son rôle, de garder/se mettre à sa place. La foule comme une houle et la demande de visa, comme dans Les Samothraces de Nicole Caligaris. Comme dans Nkenguégui de Dieudonné Niangouna — trois petits chats aussi. Et néanmoins de jolis passages de frontières — « je fais du trafic d’air ». Et née aussi, quelque part, cette notion mouvante, du mur de fer qui s’étend de nulle part à l’infini en passant par la copropriété californienne — Latour quant à lui, dans son Enquête sur les modes d’existence, définit la limite de la propriété non comme ce qui nous appartient, mais ce qui ne nous concerne pas.
« Plus notre sphère de connaissance se grandit, plus la frontière avec ce qui échappe à notre entendement s’allonge. »
Imaginaire des frontières qui s’étend jusqu’au « Tribunal des murs ». Mur de Padoue, d’Hébron, Secure Fence Act, Muraille de Chine. Murs historiques, murs quotidiens, murs que l’on entretient, murs qui séparent. Les riches, Américains, Juifs des pauvres, Mexicains, Palestiniens. Jusqu’à la Méditerranée. Mer nourricière de l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie. Mer-mur parmi les murs. & mouvante plus que de nature. & plus meurtrière que les brise-lames sur lesquels échouent d’éternels migrants. Après avoir cédé aux chants des sirènes/du cygne de la liberté et de la civilisation. Pour offrir au Laissez-Passer son passage le plus ép-/homér-ique, celui d’un homme de Giacometti retenu par un élastique.
Laissez-passer, filer, comme la dentelle de couverture, tout ce qui vient à l’esprit pour mieux l’emprisonner dans la toile d’araignée de ce texte très actuel, synthétique, numérique, composite. Vivant aussi, c’est-à-dire chaotique, inachevé, en perpétuel devenir. Livre en forme libre qui, comme Liquide, (s’)échappe, s’efface de la mémoire, ne demeure que par clusters. Qui appelle, à l’instar des Samothraces et de Nkenguégui. À la métamorphose, mais aussi au surhumain et au multivers. À s’interroger, à l’instar de Pierre Terzian, sur la guerre. À explorer les voies de la mytho/géo-logie/graphie empruntables par les migrants. À plonger dans cet enfer général et intime pour m’Orph(l)[é]e(r) avec eux. Et revenir au je de la narratrice qui a perdu sa sœur en une boucle réunissant Eros et Thanatos, Ouroboros et Ouranos, le jour et la nuit, la mort et la vie.
« C’est aussi que la terre retient son atmosphère et que nous baignons tous dedans, tous dans la même eau, vive, qui circule, morts et vivants à égalité. »
Des humains, en tous sens, la catastrophe rivée au corps, au cœur. Chavirés, parachutés comme Joseph Kittinger à la page suivant, catapultés. Qui s’envolent, planent au-dessus du monde comme dans cet étrange film intitulé It’s all about love. Des migrants, toujours en suspens, jamais réfugiés, sur cette Terre qui n’offre d’asile qu’aux fous. Où nul n’est laissé en repos, en jachère. Où il n’y a plus de saison, de maison, du moins moins que naguère. Mais la guerre, « partout et tout le temps, surtout au frontières. »
Dans la lignée de Poreuse et Sujets sensibles chez Publie.net, d’Elles en chambre chez L’Attente, le Laissez-passer de Juliette Mézenc est un ouvrage né d’une prise de conscience et d’un engagement politique réel et pratique. Qui s’extrait, prend du recul, s’adonne parfois à la collecte compulsive de données plus qu’il ne se livre. & cependant fait écho, en soi et à d’autres, aux maux et aux mots. A ceux du vivant, du migrant. A ceux d’Anne Kawala, de Part & au Déficit indispensable. A ceux de Marie Cosnay qui résonnent ici et là, jusque dans son dernier Aquerò. A ceux de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, en 1952, avant de se suicider quelques années après Zweig, lui aussi à la recherche d’une terre susceptible d’accueillir la souffrance de cet impossible exil.
Pour aller plus loin :
Pour ceux de Ceuta, extrait de Laissez-passer, lecture par et sur le site de Juliette Mézenc
Traverser les frontières, grand entretien avec Jean-Philippe Cazier pour Diacritik. Où l’auteur aborde notamment la question de l’identité, du corps et de la frontière, de leur porosité et de la nécessité d’écrire avec, de dialoguer, de confronter plusieurs niveaux de réalité.
Faut-il abolir les frontières ?, Le Monde diplomatique, Manière de voir n° 128.
Ceux qui ne sont jamais arrivés, une image du naufrage migratoire en Méditerranée, carte de Levi Westerveld.
Laissez passer, Juliette Mézenc, sorti aux Editions de l’attente le 21 octobre 2016.
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