Nous sommes le 11 juin 1982 à Bruxelles. Un trio maquillé de sang et de noirceur est au bord de l’implosion. Après un set chargé d’une densité incandescente, leur rappel sonnera la fin des hostilités. The Cure parachève dans un capharnaüm inquiétant son requiem. C’est d’ailleurs Gary Biddles, roadie de son état (et membre de Fools Dance) qui assure le chant de cette tragédie intitulée très explicitement The Cure Are Dead. La formation née à Crawley en pleine vague punk vient d’afficher sa propre mort devant un public belge médusé.
Beaucoup d’observateurs de l’époque auront légitimement pensé que le groupe ne se relèverait pas. C’était sans compter l’obstination de son maître à penser. Robert Smith pour conjurer une trilogie glacée de facture remarquable mais nerveusement éprouvante pour ses protagonistes (Seventeen Seconds – Faith – Pornography) change radicalement la matrice avec le concours de Lol Tolhurst qui pour l’occasion troque son jeu de batterie métronomique pour les nappes de synthé. The Cure (ou ce qu’il en reste) conjure le sort grâce à trois 45 tours d’apparence bien plus pop. Nouvelle vie.
En pleine effervescence new wave, les jeunes gens aux cheveux hirsutes se placeront au titre des valeurs fortement estimées par une jeunesse avide d’univers étranges. En 1989, The Cure dévoile à la face du monde son ambitieux chef d’œuvre romantique. Disintegration se teinte d’une humeur hautement cafardeuse bien que finement stylisée. Le titre ne trompe pas et en parallèle de la dislocation annoncée, Robert Smith se sépare douloureusement de son plus fidèle compagnon de route. Le leitmotiv est sans équivoque :
« How the end always is
How the end always is
How the end always is
How the end always is
Always is
Always is
Always is
Always is
Always
Always
Always
Always
Always
Always is. »
La deuxième agonie n’aura finalement pas lieu même si Cure entre dans une nouvelle décennie en zappant au passage son déterminant. En 1992, Wish expose sa robustesse. Pour autant, la dernière piste de l’album revient à nouveau sur l’évocation d’un point d’orgue (End). A croire que le flirt avec le trépas est devenu une manière de reconstruire l’aventure sans fin. Changements répétés de line-up, tentatives systématiques de modifications du cap… Dans le cadre d’une interview exclusive accordée au magasine Best, la couverture ose le questionnement « The Cure, c’est fini ? » sans oublier le point d’interrogation car la tête de proue continue de faire tourner en bourrique les médias ainsi que des fans de plus en plus désorientés (et/ou amusés par tout ce cirque).
Ces derniers, du moins en majorité, auraient sans doute préféré un clap de fin. Le trop lumineux et approximatif Wild Mood Swings (1996) sera en effet la déception de trop malgré son ouverture aussi déchirante qu’épique. Les plus insistants dénicheront tout de même un peu de soulagement avec des b-sides finalement moins dispensables que le long format. Des pièces « secondaires » qui, étonnament, pourraient quasiment servir de premières pistes à l’aune des compositions inédites qui nous préoccupent aujourd’hui.
Pour ma part, la renaissance inspiratrice viendra paradoxalement grâce à un recueil justement consacré à la chute, la peur de la page blanche, l’étincelle qui manque d’oxygène pour briller encore dans la nuit. Bloodflowers renoue ainsi avec les thématiques maintes fois remuées. Pourtant, cette fois-ci le spleen palpable nous refera tirer quelques larmes. Dernier album de l’aventure Fiction et pièce épatante du puzzle entamé depuis plus de 20 ans. Notons à ce propos le retour en 2024 de Paul Corkett à la production. Ceci expliquant quelque peu les similitudes de ton avec l’opus sorti en 2000.
Vingt autres années après ce passage au nouveau millénaire, The Cure ravitaille encore son mythe vivant, déplaçant des hordes d’ombres vêtues de noir pour des grandes messes aussi longues qu’exaltantes. Deux albums auront complété la collection sans vraiment conférer une grande valeur ajoutée à la carrière des anglais. 4 :13 Dream souffrira d’un mixage raté et de compositions bancales.
C’était il y a seize ans… Avant une longue attente nourrie de collaborations, de rééditions, de promesses sans lendemain, de l’inédit lacrymal It Can Never Be The Same où Robert Smith rend un hommage poignant à sa maman disparue… jusqu’à la tournée nommée The Lost World Tour. Le 15 novembre 2022 à Nantes puis le 28 du même mois à Paris, j’ai eu le privilège de découvrir comme mes semblables une poignée de titres inconnus (Alone, And Nothing Is Forever, A Fragile Thing, Endsong, I Can Never Say Goodbye)
Là encore, Robert Smith jouera avec nos nerfs jusqu’à ce 9 septembre 2024. Un changement de logo sur la façade des réseaux sociaux et toute la communauté curiste s’agite. Le teasing est atypique, chaque publication excite des followers en mal de sensations. Les extraits dévoilés sont décortiqués, débattus jusqu’à la diffusion de la version studio d’Alone dont l’introduction à rallonge mène l’auditeur dans une transe bouleversante. The Cure est enfin de retour et l’entame du quatorzième album laisse entrevoir cette immense joie de chialer encore et encore avec le sourire au coin des lèvres. Les ornements confirment l’impression de replonger dans la suavité mélancolique des fleurs de sang dont la particularité serait de ne jamais faner. L’idole a 65 ans mais son chant est plus beau que jamais, habité, réincarné, éternellement adolescent dans son interprétation même.
Le second extrait divulgué sera la romance A Fragile Thing,entêtante à souhait avec son piano obsessionnel outre les rondeurs de la basse de l’indéboulonnable Simon Gallup parfaitement mise en avant. Une fois n’est pas coutume, la quête de l’Amour s’opère dans la douleur au point de conduire à un fatalisme sombre. The Cure concilie à l’infini son appétence pour les mélodies accrocheuses tout en tranchant inexorablement avec un propos où l’introspection fait écho aux difficultés du vécu.
Le décor est donc planté. Un graphisme sobre posé sur une toile de fond la plus charbonneuse possible, la sculpture d’une tête en gros plan (réalisée par l’artiste slovène Janez Pirnat) exhortant le mystère de la symbolique. Si Pornography affichait sa radicalité tourmentée, Disintegration son vague à l’âme baudelairien, Bloodflowers sa mise à nue chargée de désillusion, Songs Of A Lost World renoue avec la cohérence méthodique au fil des huit complaintes sélectionnées. Le chiffre en question n’est pas anodin puisque faisant écho aux condensés respectifs de Faith et Pornography dont les réverbérations bien que lointaines sur la frise chronologique ne sont pas si éloignées de la nouvelle œuvre, du moins quant à son esprit.
Ouvrage intime à plus d’un titre pour son leader charismatique, toujours hanté par l’inexorable anxiété face au temps qui passe et ses conséquences en corollaire… Touché foncièrement puisque son propre sort le confronte à des émois que nous percevons sans mal au gré de trémolos non camouflés. La beauté indéniable de Songs Of A Lost World demeure ainsi à la lueur de cette fatalité exprimée sans fard. Il y a une profondeur qui anime son auteur et que nous percevons à l’écoute par exemple du titre And Nothing Is Forever. Les claviers de Roger O’Donnell apparaissent ici dépourvus de toute temporalité, plus nets, chargés d’une clarté au charme quelque peu désuet. Le marqueur posé sur la basse de Simon Gallup est quant à lui un poinçon en soutien des roulements impeccables de Jason Cooper outre les effets électrisants du presque nouveau Reeves Gabrels. L’ex compère du regretté David Bowie parvient à faire monter la fièvre sur le puissant Warsong. Le résultat est par contre moins probant avec Drone:Nodrone, seul véritable entorse à un album qui parvient à concilier surenchère et exposition sans retenue d’une certaine dramaturgie.
L’ensemble scrupuleusement orchestré s’articule autour d’une trame parfois excessive question superposition de couches. Toutefois, le millefeuille sonore rehausse en sa déclinaison moderne la poétique mise en lumière d’un chant qui impose le respect. Infatigablement, Robert Smith demeure animé par le syndrome de Peter Pan et ses cordes vocales sont un témoignage frappant de cette prouesse. La signature vocale de l’intéressé se détache pour offrir un réconfort infini. Pour ma part, je trouve son expression encore plus attendrissante, loin des postures factices, plus authentique tout en étant parée d’une intense solennité.
Dans cette lignée, Robert Smith édicte de manière bouleversante une autre prescription vectrice de grands frissons. I Can Never Say Goodbye qui réveille la dureté du deuil d’un frère parti trop vite frappe ouvertement en plein cœur. il serait d’ailleurs malaisé de décrire avec justesse ce qui se dégage concrètement d’un des titres les plus emblématiques du recueil.
Également au titre des bonnes surprises, nous retrouvons la mélodie bien sentie de All I Ever Am et sa cadence entrainante qui n’est pas sans rappeler le meilleur des chansons pop-rock du groupe.
Songs Of A Lost World (initialement pressenti pour s’intituler Live From The Moon) se résume quelque part en une énième ode existentielle, aux impacts qui remuent bon nombre d’inconditionnels mais c’est sans doute intrinsèquement un disque testament qui trouve son point de non-retour dans les méandres du majestueux Endsong où il est question de vieillesse incontrôlable et d’espoirs perdus à jamais.
A la lecture des pronostics, cette dernière livraison serait l’ultime. Admirateur du groupe depuis ma prime jeunesse, je ne peux que me ranger derrière cette projection même si l’histoire tortueuse de The Cure nous enseigne que les spéculations sont souvent sujettes à moult rebondissements. J’avoue que depuis de trop longues années, je fantasmais un album qui résonnerait tel le summum d’une carrière imposante.
Et si ce rêve était en ce 1er novembre 2024 une réalité ?
« Quand ils sentent approcher l’heure de leur mort, ces oiseaux qui déjà dans leur vie chantaient, font alors entendre le chant le plus éclatant, le plus beau ; ils sont joyeux de s’en aller chez le dieu dont ils sont les serviteurs. […] Moi, je ne crois pas qu’ils chantent de tristesse ; je pense, au contraire, qu’étant les oiseaux d’Apollon, ils ont un don divinatoire et comme ils prévoient les biens dont on jouit dans l’Hadès, ils chantent ce jour-là plus joyeusement que jamais »— Platon, Phédon
Illustration / Cécile Le Berre
The Cure · Songs Of A Lost World
Lost Music Limited / Universal Music / Polydor / Fiction – 1er Novembre 2024
Une cure de beauté et un digne majestueux par un des plus grands groupes de l’histoire. qui l’eut cru ?