[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]assé relativement inaperçu à sa sortie en 2014, Le sang des cieux, premier roman de Kent Wascom (éditions Christian Bourgois) avait pourtant durablement marqué les esprits de celles et ceux qui l’avaient lu. Récit puissant qui contait les premières heures d’un pays en construction, le roman séduisait à la fois par sa brutalité, son ampleur et la grande qualité de son écriture (c’est Eric Chédaille qui œuvrait déjà à la traduction). Kent Wascom y faisait preuve d’un souffle rare et livrait un texte remarquable autant qu’accompli, avant de disparaître de notre paysage éditorial.
La parution de ces Nouveaux héritiers chez Gallmeister cinq ans plus tard constitue donc une heureuse surprise, à double titre puisque ce second roman à paraître en France constitue en quelque sorte une suite de ce premier texte tant apprécié. Le sang des cieux couvrait les années 1799-1807, Les nouveaux héritiers démarre en 1890 pour s’achever en 1909 (avec toutefois un dernier chapitre plus tardif, en 1961).
Après avoir abordé une période peu connue de l’histoire nord-américaine, à savoir la vente de la Louisiane aux Etats-Unis par la France, le jeune auteur (il est né en 1986) reste dans le Golfe du Mexique avec ce nouveau roman dont l’essentiel se déroule en Floride. On y suit les destins croisés d’Isaac Patterson, enfant dérobé à sa mère par sa nourrice et de Kemper Woolsack, petite fille d’Angel Woolsack, le prédicateur du Sang des cieux. Renouant dès les premières lignes avec le lyrisme qui nous avait conquis il y a quelques années, Kent Wascom déroule avec talent un récit ample et sinueux dans lequel il n’hésite pas à s’arrêter de temps en temps sur un personnage « secondaire » dont on suivra pendant quelques lignes le destin familial, sans que le rythme ne s’en ressente ni que l’attention du lecteur ne risque d’en pâtir.
A travers l’histoire d’Isaac et Kemper, Wascom s’offre une nouvelle plongée dans l’histoire de son pays, s’intéressant avant tout aux personnes et aux territoires plus qu’aux événements. En effet, même si la 1ère Guerre Mondiale fait rage en Europe et a des conséquences sur les Etats-Unis et les hommes en âge de combattre, il choisit de n’en parler qu’à travers le prisme d’Isaac et de son refus de participer au conflit. L’Histoire sert ici de toile de fond, les personnages de Kent Wascom, s’ils en subissent l’influence, n’en sont cependant pas les jouets et tentent au contraire bien souvent de braver leur destin.
Au-delà de ses évidentes qualités littéraires, Les nouveaux héritiers interpelle par la vision que son auteur offre des Etats-Unis et de leur histoire, n’hésitant pas à condamner le poids de la violence et du racisme, invariablement présents au cours des siècles.
» (…) ce qu’il avait vu là était l’histoire de sa patrie, la passation du fouet d’une main à une autre main, et que quelqu’un le brandît pour vous ou que vous le brandissiez vous-même n’y changeait rien. Il avait détourné le regard, ici au Mississipi, autant qu’il le pouvait. Mais voilà qu’on lui tendait le fouet en lui disant : C’est ton tour. »
S’ils ne parviennent, au final, à échapper ni à l’histoire familiale, ni à celle de leur pays, les personnages de Kent Wascom refusent un destin toute tracé, se débattent et fuient si nécessaire, rejetant de toutes leurs forces la vie que l’on attend d’eux. A une époque et dans un lieu où la couleur de peau reste un élément fondamental pour définir une personne, Kemper ne se préoccupe pas de savoir quelle quantité de sang noir pouvait couler dans les veines de sa grand-mère, preuve ultime de son non-conformisme, quand son propre frère devient fou dès que cette question est mise sur le tapis.
Moins dense mais tout aussi réussi que son prédécesseur, Les nouveaux héritiers confirme le talent de Kent Wascom pour embarquer ses lecteurs dans un monde de bruit et de fureur, où persistera toujours le regret du paradis perdu et de la violence des hommes.