Formidable expérience de lecture que cet étrange Kill my mother (Actes sud BD) de Jules Feiffer, traduit de l’anglais par Wladimir Anselme. Le célèbre dessinateur de presse a beau avoir près de 90 piges (le 26 janvier), il manie le trait d’humour et le trait de crayon avec une dextérité et un talent irréprochables.
La BD est scindée en deux parties. La première se passe en 1933 à Bad city Blues. La seconde se déroule 10 ans plus tard, dans les méandres d’un Hollywood mélodramatisé.
Chaque partie est découpée en plusieurs chapitres, dont les titres contribuent, au mieux, à nous faire sourire, au pire, laissent planer un délicieux mystère. Florilège : La jungle en folie, Un costard pour tuer, Conversation dans les airs… C’est dire la partie de plaisir à laquelle nous convie ce Kill my mother !
Le récit pour le moins caustique met aux prises trois femmes : Elsie, l’assistante d’un détective privé alcoolique, vulgaire et prétentieux, néanmoins chargé de retrouver l’assassin du mari de la-dite assistante ; Lady Veil alias Dorothéa, personnalité à la dérive, muette comme une carpe… si ce n’est pour chanter ; et enfin Maë, folle amoureuse d’Eddy Longo, boxeur déchu autrement appelé « le maître danseur », et par ailleurs folle à lier tout court.
Au milieu de ces figures hautes en couleur, une foule de personnages tout aussi plus déjantés et séduisants les uns que les autres.
À commencer par Annie Hannigan, fille d’Elsie, qui n’a de cesse de faire tourner sa mère en bourrique, au point de fantasmer mille fois par jour sur les moyens de la tuer. Suivent Artie, le petit ami d’Annie, invité régulièrement à la fermer pour ne pas accumuler davantage de conneries ; Samy Hannigan, fils d’Annie, qui ne jure que par sa grand-mère et dont le caractère de cochon n’a d’égal que celui de sa mère ; Gaffney, dit « Tim l’avorton », un homme de main à la main lourde ; Hugh Patton, qui affiche un faux air de Clark Gable et semble bien cacher son jeu, etc.
Manipulations et entourloupes, balles dans le buffet et coups de battes de base-ball dans la cabosse, les scènes s’imbriquent et s’enchaînent, dignes d’un super polar ménageant le suspense. Franchement, l’exercice est virtuose.
D’autant que, quand les choses dérapent, et cela va arriver plus d’une fois, la BD prend alors tout son sel. Cela en devient même jubilatoire ! Jules Feiffer ne s’y est d’ailleurs pas trompé, dédiant son ouvrage à plusieurs maîtres en la matière, tels Billy Wilder, Howard Hawks, John Huston.
Le festival 2019 d’Angoulême non plus ne s’est pas trompé, faisant figurer cette BD parmi les 5 albums en compétition de la sélection polar SNCF (aux côtés notamment de Gramercy Park, dont nous vous avions parlé ici)
Vous l’aurez compris, le souffle du film noir américain, allié à l’esprit fantasque d’une aventure quasi théâtrale (de par certaine situations savamment écrites et mises en image), donne à ce Kill my mother une saveur inégalée.
Ajoutez à cela un dessin dont les lignes fuient en permanence mais préservent l’histoire de son intensité. Soupoudrez le tout d’une gamme de couleurs neutres, oscillant du noir au gris, d’un bleu léger à un fond vert saturé d’eau. Et vous obtenez un ouvrage maîtrisé de bout en bout.
Kill my mother de Jules Feiffer traduit de l’anglais (États-Unis) par Wladimir Anselme
publié chez Actes Sud BD, mai 2018