[dropcap]L[/dropcap]a Nouvelle-Orléans des années 1910 est un cadre profondément romanesque. De l’émergence du jazz au dénommé tueur à la hache, du chantier du canal industriel au racisme institutionnel, de City Park à l’Esplanade Ridge, de la criminalité à la grippe espagnole, de nombreux éléments factuels et lieux authentiques peuvent se fondre dans une trame littéraire, et c’est précisément ce qu’entreprend Nathaniel Rich dans King Zeno. La ville de Louisiane y est érigée en personnage à part entière, tandis qu’en son sein se déploie une ronde de protagonistes sur lesquels on s’attarde tour à tour : le jeune jazzman Isadore, père de famille fauché vaquant entre la musique, les travaux manuels mal rémunérés et la petite criminalité ; Béatrice, matriarche d’une famille mafieuse, et son fils Giorgio, d’abord considéré par elle comme un incapable, et ensuite comme un abominable tueur en série ; l’inspecteur de police « Bill », acculé entre ses faux exploits militaires, un mariage battant de l’aile et des enquêtes criminelles difficiles à résoudre.
1918. La Nouvelle-Orléans forge son destin et celui de la nation. La guerre est terminée et une nouvelle ère prospère s’annonce : c’est la naissance du jazz et la construction de l’Industrial Canal, qui rompra cent ans plus tard. Mais c’était compter sans la vague de meurtres commis par l’homme à la hache, un maniaque aux goûts musicaux prononcés.
Ces massacres bousculent la vie d’habitants de différents quartiers de la ville : un détective et ancien vétéran traumatisé par les combats dans les tranchées, un cornettiste de génie aux activités douteuses, et une matrone de la mafia italienne aux ambitions sans égales. Chacun d’eux nourrit des rêves de gloire éternelle, mais leurs quêtes les mèneront jusqu’aux portes de la folie.
Présentation de l’éditeur
En ce sens, King Zeno est d’une densité qui mérite d’être soulignée. Le roman repose en grande partie sur le tueur à la hache, personnage réel ayant semé la mort durant les années 1910-1920 et ayant notamment inspiré un épisode de la série American Horror Story ou encore le roman graphique de Rick Geary, The Terrible Axe-Man of New Orleans. Mais tout en narrant ses méfaits, Nathaniel Rich explore plus avant la ville, ses services de police (dont certains cadres apparaissent liés à la pègre italienne), ses médias (dont on retrouve des coupures de presse), ses quartiers (aux lampadaires hors de service et aux habitants terrorisés) et ce fameux canal industriel, chantier harassant, suspecté de diviser à terme la ville en deux et surtout de s’inscrire à contre-courant des précédentes stratégies municipales (ce qui se vérifiera plus d’une fois avec les inondations que la métropole connaîtra au cours des XX et XXIe siècles).
Le racisme se devine de bout en bout dans King Zeno. Les Afro-américains sont appelés nègres, on les assassine sans sommation au cours d’expéditions policières, sans que cela chagrine qui que ce soit, si ce n’est d’autres Noirs accusés des crimes pour lesquels on les avait pourtant supposément abattus. Et au-delà d’une ville sur laquelle se porte la vision panoptique de l’auteur, on se passionne également pour des personnages au relief psychologique savamment élaboré. « Bill » est assailli de cauchemars sur la guerre et obsédé par la reconnaissance qu’il pourrait retirer des affaires qu’il traite. Béatrice rêve d’associer le nom des Vizzini à des œuvres de bienfaisance, elle qui chapeaute un réseau criminel clandestin dont le canal industriel doit servir de tombeau. Et Isadore ne sait plus à quel saint se vouer : persister en tant que cornettiste, s’adonner au vol ou trimer sur un chantier industriel caractérisé par les rats et les odeurs nauséabondes ?
Dans cette Nouvelle-Orléans rendue au dernier degré du pessimisme, les épiciers sont attaqués les uns après les autres, les Noirs sont tournés en dérision lorsqu’ils savent écrire, la grippe espagnole fait des victimes par dizaines de milliers et le jazz tente péniblement d’éclater au grand jour. King Zeno est un ouvrage à double fond : au récit purement romanesque se mêlent des considérations historico-sociologiques passionnantes, qui replacent une ville dans une époque, et une époque dans ses représentations stéréotypales les plus crue(ll)es. En creux, la famille occupe également une place de choix, qu’elle soit musicale, mafieuse ou policière, qu’elle se résume à une femme distante, une belle-mère acariâtre ou à un enfant à naître. À chaque fois, elle s’avère porteuse d’intrigues, d’affects et de blessures béantes. Et dire que ce n’est qu’une des nombreuses ramifications de ce roman haletant…
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King Zeno de Nathaniel Rich
traduit par Camille de Chevigny
Seuil, 9 septembre 2021
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Image bandeau : Clker Free Vector/Pixabay