« Les œuvres d’art naissent toujours de qui affronte le danger, de qui est allé jusqu’au bout d’une expérience jusqu’au point que nul humain ne peut dépasser. » Rainer Maria Rilke
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e roman de Whitney Scharer, L’Âge de la lumière débute sur cette citation de Rilke, une phrase qui prend tout son sens quand nous découvrons le destin hors du commun de Lee Miller, une femme qui semble avoir eu mille vies, une personnalité fascinante à laquelle l’auteure rend justice à travers cette biographie romancée.
Scharer a découvert Miller lors d’une exposition au Peabody Essex Museum de Salem, Massachussetts, Man Ray/Lee Miller : Partenaires dans le Surréalisme, un coup de cœur artistique qui questionne l’auteure, pourquoi n’a-t-elle jamais entendu parler du travail de Miller malgré sa maîtrise d’histoire de l’art ? Deux ans de recherche, d’images qui ont posé les bases de ce roman visuel et sensuel, l’histoire d’une femme forte derrière son visage d’ange mais aussi l’histoire d’une passion destructrice.
Le roman commence en 1966 par un prologue, Miller mène une vie loin de Paris, dans le Sussex, à Farley Farm, une femme usée qui passe son temps dans sa cuisine, exutoire d’un passé glorieux, devenu pesant, elle est devenue la femme de Roland Penrose, un artiste complet, qui a introduit le surréalisme en Angleterre. Miller et Penrose reçoivent entre autres convives, Audrey Whiters, la rédactrice en chef du Vogue anglais, pour lequel Miller a tour à tour été mannequin, correspondante de mode, de guerre et rédactrice culinaire, Whiters lui propose de raconter sa relation avec Man Ray, retour sur une histoire douloureuse et belle à la fois.
Nous sommes en 1929, Lee Miller, 22 ans, a quitté New York pour s’installer à Paris, où elle souhaite prendre un nouveau départ et devenir peintre, mais c’est la photo qui la choisira, grâce à l’appareil photo que son père lui a offert lors de son départ. Ainsi le modèle désire plus que tout passer derrière l’objectif, se faire un nom, quand le destin lui permet de croiser la route de Man Ray. La jeune femme, culottée, propose à l’artiste d’être son assistante, dans l’intimité de la chambre noire, elle deviendra sa maîtresse, son associée, sa muse.
Scharer réussit avec brio à faire revivre cette époque sous sa plume sensible et vibrante, le Paris des années 30, véritable vivier artistique, on y croise Breton, Tzara, Eluard, Kiki de Montparnasse, Dali, Soupault, Ernst, Aragon, Cocteau… un Paris révolu, libre, insouciant, un travail remarquable de documentation, comme l’impression de côtoyer de prés ces noms illustres, de vivre ces moments avec eux.
Mais au-delà des faits, l’auteure nous plonge dans l’intimité de Miller et Man, imagine leur quotidien, entre passion et sensualité, jalousie destructrice où quand l’élève égale le Maître. Il est important de souligner que le procédé de solarisation fut découvert par Lee Miller, malgré elle, une mauvaise manipulation dans la chambre noire, une exposition prolongée de la pellicule à la lumière et le début d’une véritable révolution dans le milieu de la photo…et la fin d’une histoire quand Man Ray s’approprie la technique.
« Solarisation, c’est le nom qu’ils lui donnent. Ça dit bien ce qu’elle éprouve, une sensation d’éblouissement, comme si, ayant libéré son corps de ses entraves, tous deux l’avaient rapproché du soleil. » (p. 213)
Certains pourront trouver que le roman comporte quelques longueurs, mais je pense que chaque mot a sa place dans ce récit dense et fourmillant de détails qui permettent de saisir toute la complexité de cette femme hors du commun, mais aussi la difficulté d’exister en tant que femme artiste à cette époque. Je vous ai cité des noms connus dans l’imaginaire collectif du surréalisme, mais qui se souvient de Claude Cahun (p.106), ou encore Ilse Bing :
« Mes photos sont bonnes. Aussi bonnes que celles de n’importe qui ici, André n’a même pas voulu les voir. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Sucer la queue d’un homme pour qu’il daigne jeter un œil sur votre travail ? » (p.315)
Cocteau fut le seul à voir réellement le potentiel artistique de Lee Miller, une amitié indéfectible a lié les deux artistes, sans doute parce que Cocteau s’est fait un nom tout seul, mis au ban par ses pairs car homosexuel, différent, c’est cette rencontre, peut-être, qui a donné à Miller la force de s’émanciper. En 1930, il la fit jouer dans son film, Le Sang d’un poète, elle incarne une statue, une révélation pour Miller qui se sent devenir artiste.
« – Bien sûr que j’aime ton travail. Tu as du talent, chaton, et il faut que tu en aies conscience. Tu n’as sûrement pas montré tout ce dont tu es capable. Mais tu as ce quelque chose. Je l’avais aussi, et regarde-moi maintenant. » (p.326)
La force de ce roman réside aussi dans la narration entrecoupée de courts chapitres sur le travail de Lee Miller en tant que correspondante de guerre pour Vogue, témoin des horreurs de la guerre, elle en ressortira transformée à jamais, de la Normandie à Dachau, rien ne lui sera épargné.
Il me semble assez difficile de résumer en quelques phrases toute les aspérités de cette femme, Lee Miller, à la fois forte et fragile, passionnée et raisonnable, sensible et dure, une beauté qui est devenue artiste, habitée, sans doute d’une grande intelligence, je ne peux que saluer le travail de Whitney Scharer de rendre justice à cette photographe restée longtemps dans l’ombre des hommes, d’un homme en particulier, Man Ray, qui bien que personnage attachant et charismatique, n’a pas su saisir la nature profonde de celle qui a marqué à jamais sa mémoire et son art.
Un premier roman remarquable qui marquera cette rentrée littéraire, et la naissance d’une grande auteure américaine, je tiens également à saluer le travail de la traductrice, Sophie Bastide-Foltz, car derrière l’ombre de Whitney Scharer, elle a su retranscrire son style fluide, visuel, sensible.
Un chaleureux merci, double : pour la qualité de la recension ET le compliment.