[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]hacun ses délices littéraires de l’été : mettre du sable et de la crème solaire dans la Recherche du temps perdu, boire un deuxième café au soleil de 10 heures avec Manchette, trouver ou retrouver les livres égarés, les oubliés des rentrées littéraires successives, à l’ombre d’un arbre ou d’une maison aux murs épais, sous une chaleur écrasante. Les lectures d’été doivent, peut-être pour s’accommoder au mieux au climat ou pour en conserver des souvenirs pour le gris des deux autres saisons à venir, être lumineuses. Et la lecture de Là, avait dit Bahi, roman de Sylvain Prudhomme publié en 2011, en fait partie.
Là, avait dit Bahi est un livre entre l’Algérie et la France, entre une ferme viticole et des trajets en camion, entre les souvenirs de quelques hommes (Malusci, grand-père du narrateur, Bahi, Hassan etc.), sur les semaines qui précèdent l’indépendance de l’Algérie et ce que ces hommes sont devenus ; comment ils vivent, comment ils aiment, comment le temps les a parfois un peu transformés, ces souvenirs et ces hommes.
Sylvain Prudhomme a cette manière très rare de savoir écrire ce que sont les gens, leurs inquiétudes, leurs joies, leurs manières de vivre avec une proximité qui ne peut laisser indifférent. On est de plain-pied avec ceux dont il nous raconte les vies.
S’il y a des détails qui touchent profondément dans le récit, une description sensible du quotidien, il n’y aucune contextualisation lourde ou artificielle qui mettrait à distance.
C’est ainsi que les gens vivent dans le regard de Sylvain Prudhomme, sans ironie même si ce n’est pas sans humour. C’est une bouteille de Danao qui joue presque le rôle d’une potion magique, d’un camion.
« Renault pour le moteur Hino pour le châssis j’avais compris au fil des jours que cela revenait à peu près à dire tout ce qui compte c’est le moteur pour le reste tu peux prendre ce que tu veux du japonais du russe de l’indien même on s’en fout, l’important c’est que ça roule que ton camion ait quatre roues et que crevées ou pas tes pneus continuent tant bien que mal de te porter, philosophie qu’on pouvait étendre bien au delà de la mécanique m’étais-je dit et qui au fond résumait d’une certaine façon l’existence de Bahi, Renault pour le moteur, Hino pour le châssis c’était sa boussole, une sorte de recette de vie pauvre, qu’importent les détails pourvu que ça roule, pourvu que l’essentiel soit là et que le moteur carbure, le bonheur n’est pas dans le moelleux des sièges ni dans le brillant des rétros vérité toute simple que sa bonne humeur illustrait chaque matin, »
Ce sont aussi des trajets en camion pour récupérer du sable à un endroit que l’on ira revendre un peu plus cher, pas beaucoup, plus loin, de livres de compte tenus en anciens francs, d’un jour de congé, celui de Bahi, le premier en 57 ans,
« le lendemain pour m’emmener à Oran il devait exceptionnellement s’accorder un jour de repos et alors cette phrase qui m’avait donné le vertige, qui le lui avait d’ailleurs peut-être donné à lui aussi mais je n’en suis même pas sûr, ne l’avait-il pas prononcée du même ton badin que tout le reste c’est-à-dire sans autre intention que de faire rire, d’amuser, avec cette simplicité qui lui faisait ne jamais rien dire de grave, ne jamais rien considérer de ce qui qu’il avait à exposer comme méritant le moindre emphase,
je n’avais jamais pris de jour de congé, c’est le premier, »
Et si Là, avait dit Bahi est tellement lumineux, un livre qui montre le beau des hommes et les fait tenir droit, c’est peut-être parce que le regard de Sylvain Prudhomme est bienveillant ; il aime les gens comme on les aime rarement, sans fausse naïveté, sans a priori, sans la crainte de dire ce qui déplaît puisque tout cela est fait avec sincérité.
Tout cela, pourrait être suffisant pour nous rendre la lumière et la beauté pour un été. Mais il y a davantage, la forme de l’écriture, précise, épurée, d’une intelligence folle et avec quelques trouvailles formidables. Le livre est une succession de petits paragraphes, sans point, ponctués uniquement par des virgules.
Un rythme continu, très fluide, où le discours direct est inséré dans les descriptions. Un texte d’une grande beauté et qui donne toute sa place à la lenteur des choses, des paysages traversés, des horizons dont on se rapproche et aux mots des uns et des autres, sur les uns et les autres.
Là, avait dit Bahi de Sylvain Prudhomme, Gallimard, collection L’arbalète, 2011.