[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f2b06d »]V[/mks_dropcap]oici une histoire d’amour envoûtante, macabre et sans limites. Les éditions Phébus exhumèrent en 1984 ce roman très étonnant et marquant d’Antoinette Peské (1904-1985), qui fut d’abord publié par Denoël en 1941. Il eut à sa sortie très bonne presse et Jean Cocteau affirma que « ce livre ne ressemble à aucun autre ». D’autres écrivains, comme Guillaume Apollinaire, Pierre Mac Orlan ou Félix Fénéon, avaient déjà salué avant lui le talent singulier de la jeune auteure qui, en véritable prodige, s’était illustrée dès l’âge de huit ans dans l’écriture de poèmes. Mais en dépit de ces louanges, La Boîte en os finit par tomber dans l’oubli. Elle disparut des librairies et ne fut plus jamais réimprimée.
Saluons donc les éditions Phébus d’avoir fait renaître ce livre qui fait vivre au lecteur.trice une expérience ultime de folie d’amour et de désir insatiable. Je vous invite, à la faveur de l’été qui donne des envies d’exploration et de sensations fortes, à vous plonger dans cette histoire sombre et vertigineuse, digne d’un roman gothique. Vous arpenterez l’Écosse des Highlands et vous vous noierez dans ses « lacs de plomb fondu dont les eaux sont si profondes qu’elles semblent être les ouvertures de l’enfer ». Vous frémirez en lisant ce qui est arrivé à John Mac Corjeag, un homme qui aima trop, insatiable et diabolique…
Le narrateur, Norbert, était tout jeune professeur dans un collège d’Edimbourg lorsqu’il rencontra John Mac Corjeag qui fut son élève ainsi que son meilleur ami. Brillant et intense, exalté, John le fascina d’emblée. Tous deux se rendaient régulièrement à Goldloch, le village natal de John, perdu dans les landes et les monts de l’Écosse du Nord. Conversant inlassablement, ils marchaient des journées entières, traversant des paysages beaux, mystérieux, inquiétants, ceux-là même qui font « subir tour à tour aux passions humaines des envolées et des descentes incroyables ».
John n’avait de cesse de se poser mille et une questions sur la nature des choses et des êtres et s’acharnait à vouloir saisir leur essence, jusqu’au tréfonds de l’âme ; contrairement à ses parents voués à Dieu et à ses mystères. Son père, « clergyman rigoriste à outrance pour soi » et sa mère, « pastoresse dévorée de chasteté », manifestaient irritation voire effroi devant ce jeune homme dévoré de passion et de curiosité.
Et un jour, c’est l’amour que John voulut creuser. Il voulut s’emparer du mystère de la femme qu’il aimait, subjugué par ses yeux d’une extraordinaire couleur vert Véronèse, deux « étendues vertes » qui lui donnaient « la sensation d’être en déséquilibre et en grand danger ».
« Les yeux de Margaret (…) n’étaient ni humains ni félins, ils étaient d’eau. Ni leur couleur ni leur regard (si l’on peut donner le nom de regard à un éclat ou un rayon) ne leur semblaient propres. Ils devaient les emprunter aux choses qui s’y reflétaient, comme la mer emprunte sa couleur au ciel et son éclat au soleil. »
Ces yeux devinrent son obsession, impassibles gardiens d’une vérité qu’il lui serait impossible à détenir. Jamais il ne pourrait posséder entièrement l’être aimé, jamais ils ne pourraient faire un :
« Quand tu as caressé et baisé chaque parcelle de ton aimée, quand ton regard a plongé dans le vide de ses yeux et ton sexe dans le vide de son corps, quel pas de plus as-tu fait vers elle et que connais-tu de l’amour ? »
Toujours se tapirait derrière ces yeux, dans ce corps, dans cette « boîte en os », le mystère de l’Autre. À moins que…de traverser la folie et de défier Dieu, et la mort. Ce que John Mac Corjeag fit.
Quelle histoire saisissante ! Cet amour fou, vampirique – même plus que ça, cannibale, mangeant à la fois l’autre et soi-même – est profondément troublant. On y reconnaît, il est vrai, des « recettes », thèmes et décors de l’esthétique romantique ou gothique. Mais c’est délicieux et Antoinette Peské dépasse l’exercice de style, déborde du cadre en suscitant le malaise, révélant les tableaux les plus noirs. Son écriture, alliant le charnel au spirituel, le « vil » au « pur », l’os à l’âme, reflète une sauvagerie et une vertigineuse tristesse, qui sont celles du désir qu’on ne pourra jamais assouvir.
Alors, plongez, si vous l’osez ! Si vous êtes attiré.e.s par l’étrange, si les bizarreries de l’esprit humain ne vous rebutent pas, si l’amour est pour vous le comble du mystère et si les lacs noirs d’Écosse vous attirent davantage que les lagunes de la Méditerranée, n’hésitez pas : offrez-vous cette Boîte en os à la musique si particulière, renfermant désirs et paroles inavouables qui pourraient bien vous ensorceler.