[mks_dropcap style= »letter » size= »80″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S’[/mks_dropcap]il est une rencontre que je chéris par-dessus tout dans ma carrière de libraire, c’est bien celle avec l’écrivain israélien Aharon Appelfeld.
Je me souviens de l’émotion qui m’a submergée lorsqu’il m’a été présenté en 2011. De la douceur de sa voix et de la bonté illuminant son visage. De chacun de ses gestes et de ses mots, traduits par la formidable Valérie Zenatti. De la tendresse avec laquelle il m’a serrée dans ses bras en me disant adieu.
Aharon Appelfeld est, étrangement, le seul auteur vivant dont je lis tous les textes, sans exception aucune. C’est un survivant et l’un des derniers grands écrivains de « la catastrophe ». Il ne parle jamais de Shoah mais toujours de catastrophe. « Voyez-vous, dit-il, « Shoah », c’est comme « antisémitisme » : ce sont des mots beaucoup trop petits. » Choisir un de ses livres est donc une tâche difficile : il faudrait tous les lire pour reconstituer son histoire, dont il sème, bribe par bribe, des morceaux dans des livres pleins de douleur et de douceur.
Le roman qu’il nous livre ici s’inspire de ses souvenirs d’orphelin de 11 ans. Avant de fuir le ghetto et la déportation, la mère d’Hugo le confie à une amie, Mariana, jeune prostituée qui travaille dans une maison close.
Pendant 2 ans, Mariana va protéger ce garçon innocent, symbole de pureté dans une existence qui en est totalement dénuée, et le cacher dans un réduit glacial dont il ne doit sortir sous aucun prétexte. Surtout pas lorsqu’elle reçoit les soldats nazis qui terrifient l’enfant. Elle va le consoler dès qu’elle le peut, lui apporter la nourriture et l’affection dont il a besoin. Derrière sa cloison, suspendu aux bruits qui l’entourent, Hugo prend peu à peu conscience des horreurs du monde et des mystères de la sexualité. Caché à côté de La Chambre de Mariana, la putain au grand cœur, il survit grâce à la tendresse maternelle de la jeune femme, au souvenir de ses chers disparus et de chaque instant de bonheur et d’amour partagé. En attendant de pouvoir, un jour peut-être, recouvrer la liberté…
Renouant avec le thème de l’enfance, Aharon Appelfeld signe ici un livre d’ombre et de lumière, infiniment triste mais imprégné d’amour et de douceur. Avec l’écriture limpide et dépouillée qu’on lui connaît, il raconte la Shoah, la perte, la mort. Il dit le destin de tous ceux qui ont eu à souffrir de la guerre et la tragédie d’être parfois au monde. À la fois écho de sa propre histoire et conte universel, ce roman sobre et poignant, entre onirisme et réalisme, est un véritable trésor.
Il faut lire Aharon Appelfeld pour entendre ce qu’il a dire de l’histoire, la sienne et celle de tout un peuple, dans une œuvre puissante où, malgré la noirceur, éclate à chaque pas la volonté de vivre.
La Chambre de Mariana de Aharon Appelfeld , traduit par Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier 2008 et Points, 2009