[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L’[/mks_dropcap]animation a toujours eu cet avantage sur la prise de vue réelle d’être le terrain d’une liberté illimitée. Par elle, le fantastique est devenu la norme, et longtemps, elle resta cantonnée à ce rôle de féerie enfantine, pour le meilleur, à ses origines, et le plus formaté sous le règne des métrages numériques.
Michael Dudok de Wit, remarqué pour des courts métrages déjà singuliers, offre avec La Tortue Rouge le fruit d’une quasi décennie de travail, entre l’écriture et l’animation. Ce rapport au temps et à la dimension artisanale n’est pas qu’une méthode, c’est aussi un idéologie, qui transpire à chaque plan de la fable philosophique qu’est son œuvre.
Il est difficile de déterminer la spécificité visuelle de La Tortue Rouge : les décors, relativement simples, attestent d’un dessin à l’ancienne, sur papier fusain, à l’aquarelle ou par une ligne claire (la bambouseraie) qui rappelle la bande-dessinée. Nul travail ostentatoire, mais une quête de la justesse et de l’équilibre pour immerger le spectateur dans une robinsonnade assez classique dans son exposition.
De cette contemplation surgit déjà la grâce : sur cette île, par la solitude, sourd une attention portée à sa vie et son immanence : la magie du mouvement confère à cet univers une évidence assez stupéfiante : les irisations de l’eau sur la grève, la pluie sur les feuilles, la solidité d’un roc chauffé par le soleil au zénith… autant d’éléments qui figent le temps d’une nature éternelle, au sein de laquelle l’homme n’est qu’un invité éphémère.
Car l’ambition est celle d’une fable universelle : en dérivant vers un élément fantastique, sans ancrage temporel, par l’absence de langage, Dudok de Wit propose une réflexion sur la cohabitation entre l’homme et son milieu, loin du survival annoncé. Dans L’ïle nue de Shindo, l’absence de parole accentuait ce rapport laborieux à la terre : l’île ici présente est aussi accueillante qu’elle a ses propres règles : l’homme ne parvient pas à la quitter, et celle qui l’en empêche sera aussi celle par qui la vie harmonieuse, voire symbiotique, sera rendu possible.
Il fallait passer par cet état contemplatif, ce délestage passionnel, pour se mettre dans des conditions de réceptions propice à l’émotion à venir. Dès lors, la magie d’une métamorphose comme on en trouve dans les mythes, ou les échappées oniriques des divers personnages deviennent l’occasion d’un lyrisme puissant, porté par la très belle musique de Laurent Perez del mar, souvent assez proche de celle d’Hisaishi, et accroissant la marque Ghibli du projet.
Dans la simplicité la plus grande, la course des crabes amuse, la nage des corps dans l’immensité océanique bouleverse.
Dans les évolutions prises par le récit, dont l’amplitude temporelle croît de façon exponentielle, la robinsonnade devient le parcours d’une vie, et la fable prend la teinte mélancolique d’un rapport non plus au monde, mais au temps : de ce point de vue, on comprend la place de producteur créatif occupée par Isao Takahata, et les convergences entre cette œuvre et La princesse Kaguya : pour les deux, il s’agit de prendre conscience de la beauté du monde avant d’avoir à le quitter.
80 minutes d’éternité justifiaient bien cette lente maturation : on est prêt à attendre une nouvelle décennie pour en découvrir un nouveau fragment.