[dropcap]N[/dropcap]ina Allan nous a habitués à son goût pour les univers qui se superposent, s’entrecroisent, se heurtent. Avec Le Créateur de poupées, elle s’en donne à cœur joie. Dans La Fracture déjà, elle nous confrontait à deux univers. Là, elle franchit allègrement les limites et son nouveau roman nous précipite dans un tourbillon d’histoires qui gravitent autour de l’intrigue principale, l’enrichissant et lui insufflant une multitude d’ouvertures, de doutes, de questionnements et de pistes parallèles.
Andrew tombe amoureux des poupées lorsqu’il rencontre Marina Blue. Il a sept ans, et la belle Marina l’attend dans une boutique. Son père n’est pas très chaud, sa mère le persuade qu’après tout, si ça lui fait plaisir… « Il l’aura complètement oubliée au bout d’une semaine. » Erreur… Le jeune Andrew est un garçon plutôt solitaire. Il faut dire qu’il est affligé d’une particularité physique qui ne pardonne pas : il est très petit. Nain, dira-t-on, mais un de ces nains aux proportions harmonieuses. Cent quarante-quatre centimètres : voilà la taille atteinte par Andrew à l’âge adulte. Pour tout arranger, le petit Andrew est plutôt rondouillard et porte des lunettes style « sécu ».
Même mon père se fit progressivement à l’idée que ma passion pour les poupées n’était pas une lubie qui me passerait avec l’âge (…) Je crois qu’il avait réussi à s’accommoder de mon obsession en se persuadant que mon violon d’Ingres finirait par être rentable. »
Nina Allan
L’ardeur d’Andrew ne faiblit pas, bien au contraire. Il se passionne, lit tout ce qu’on peut lire, s’abonne aux revues spécialisées, fréquente les bibliothèques. A l’âge adulte, il occupe brièvement un emploi dans une entreprise où sa rigueur fait merveille. Mais à force de s’intéresser aux poupées, il se met à en fabriquer. Et elles ont un certain succès, à tel point que bientôt, Andrew s’y consacre entièrement. Se met à fréquenter les salons internationaux, les salles des ventes. Et surtout, il a entamé une correspondance avec Bramber Winters, qui, dans une annonce passée dans un journal spécialisé, propose son amitié aux passionnés de poupées et recherche des informations sur une certaine Ewa Chaplin, créatrice de poupées mais aussi autrice de nouvelles. La correspondance se fait assidue mais les deux protagonistes ont gardé leurs secrets respectifs : Andrew n’a jamais parlé de sa petite taille, Bramber n’a jamais expliqué pourquoi elle résidait dans une maison de soins, au fin fond des Cornouailles anglaises. Andrew ne connaît pas bien Ewa Chaplin, cette Polonaise émigrée à Londres au début de la Seconde Guerre mondiale. Il connaît encore moins sa production littéraire. Le jour où il prend la grande décision d’aller voir Bramber en Cornouailles sans même la prévenir, alors qu’ils n’ont fait que correspondre, sans même se parler au téléphone puisque Bramber refuse d’utiliser ce moyen de communication, il embarque dans ses bagages un recueil des nouvelles d’Ewa Chaplin.
Le voilà parti, en train et en bus puisqu’il ne conduit pas. De Londres à Bodmin, la route est longue et Andrew prépare soigneusement son voyage, réserve ses étapes, choisit les lieux qu’il veut visiter en chemin. Sans oublier, chaque soir, de lire une nouvelle d’Ewa Chaplin. L’occasion pour Nina Allan de nous offrir une de ses échappées narratives dont elle a le secret : les histoires d’Ewa Chaplin sont étranges, d’inspiration gothique et, curieusement, mettent souvent en scène un homme de petite taille confronté à une femme d’une grande beauté… Andrew lit, mais peine à comprendre l’enthousiasme de Bramber. De là à penser que la prose d’Ewa Chaplin le met mal à l’aise, il n’y a qu’un pas. En tout cas, son parcours et ses étapes vont, insensiblement, le transformer : petit à petit, ce n’est plus une visite impromptue qu’il s’apprête à faire. Il veut sauver Bramber, la libérer d’une vie qu’il pressent enfermée, oppressante, sans vraiment savoir qui est cette femme, ni pourquoi elle vit dans une institution psychiatrique… Andrew le petit homme, le créateur de poupées, est en train de se transformer en preux chevalier.
Le roman de Nina Allan est à la fois charmeur et perturbant. Tout au long de la lecture, on finit par considérer comme parfaitement normal le projet d’Andrew, sa détermination alors qu’il ne sait rien sur la vie de Bramber et son passé. On a affaire à une narration à plusieurs voix : Andrew en tant que narrateur de sa propre histoire, Andrew en tant qu’auteur des lettres, Bramber qui lui répond et la voix d’Ewa Chaplin qui, à travers ses nouvelles, apporte une touche supplémentaire d’étrangeté et de mystère. On le sait, la thématique des poupées est à la source de bien des études et de beaucoup d’histoires plus ou moins effrayantes. Combinée à celle de l’étrangeté physique – celle d’Andrew -, elle insuffle au texte un supplément de trouble et de questionnement. Clins d’œil, références littéraires, repères thématiques – les ponts par exemple, qui permettent de passer d’une rive à l’autre, d’un univers à l’autre, reviennent souvent tout au long du roman. Parmi les nouvelles signées Ewa Chaplin/Nina Allan, certaines ont déjà paru sous une forme un peu différente. Dans leur écrin narratif tout neuf, elles trouvent parfaitement leur place et prennent tout leur sens. On s’interrogera peut-être sur la dernière de ces nouvelles, qui tranche sur les autres dans le sens où elle met en scène une sorte de dystopie politique londonienne un peu décalée, introduisant des thématiques qu’on a un peu de mal à relier au reste du livre.
Andrew le solitaire, à la recherche de l’amour, va-t-il réussir son parcours initiatique à la rencontre de Bramber ? Leur passion commune va-t-elle suffire à réunir ces deux êtres isolés ? Autant de questions auxquelles ne répond pas Nina Allan, car c’est à nous, lecteurs, de trouver la réponse. Avec l’aide de la dernière phrase du roman : « J’étais un roi, malgré tout. »
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Le Créateur de poupées de Nina Allan
traduit de l’anglais par Bernard Sigaud
Tristram, 12 août 2021
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