Au cours des deux années passées au sein d’une association lyonnaise d’aide au logement, Sophie Chabanel a été confrontée à de nombreux cas plus ou moins difficiles, qu’elle évoque dans ce livre court mais intense, qui possède toutes les caractéristiques du journal de bord et dont la lecture ne laisse pas indifférent.
L’immersion du lecteur dans le quotidien du travailleur social est effective dès les premières pages, puisqu’on y assiste aux débuts de la narratrice, qui reçoit très tôt un premier « client », qu’elle choisit de décrire en utilisant la seconde personne du pluriel : en nous plaçant dans la position du demandeur, elle augmente le sentiment de proximité qu’on éprouve en entrant dans le récit. Par cette forme d’adresse, il semblerait qu’elle cherche aussi à faire tomber les barrières de l’exclusion.
Avec des exemples concrets, Sophie Chabanel nous révèle, parfois avec humour, toute l’absurdité d’un système qui considère notamment qu’une situation d’urgence peut durer un an, ou qu’il est possible de loger une femme et son bébé à l’hôtel, tout en laissant son époux dormir dehors. La détresse des usagers, en proie à l’addiction ou à la violence (qu’elle soit conjugale ou parentale), ou atteints de troubles psychologiques qui les amènent à diriger leur agressivité sur leur interlocuteur, n’est jamais outrageusement présentée. Le style de Sophie Chabanel se caractérise en effet par une grande retenue et par un souci de rendre compte aussi fidèlement que possible de ce que vivent les salariés, ainsi que ceux qui les sollicitent pour obtenir un logement décent. La joie que procure une victoire est souvent atténuée par la conscience du caractère temporaire des solutions trouvées et par la certitude que l’étendue des problèmes à régler reste immense.
La question du sens est centrale, tout comme celle de la responsabilité, et la narratrice paraît également s’interroger sur sa place dans le monde. En nous faisant partager ses doutes, elle devient plus proche de nous, notamment lorsqu’elle dévoile sa fragilité et ses interrogations : suis-je assez forte pour cette mission ? Il semble primordial, pour un travailleur social, de trouver la bonne distance, afin de ne pas s’impliquer au-delà ce qu’exige l’éthique, car c’est en se protégeant qu’il reste possible d’exercer ce métier nécessaire. En tant qu’auteur, elle adopte ce qui apparaît comme la position idéale pour décrire les situations auxquelles sont confrontés les demandeurs, sans faire preuve d’angélisme ou de complaisance à leur égard, ni les condamner en les jugeant hâtivement.
Sophie Chabanel dresse un tableau réaliste de la situation du mal-logement en France, qu’elle présente dans toute sa complexité. Ouvrage saisissant au rythme enlevé, qui tient autant du récit littéraire que du témoignage sociologique, Le Principe de réalité est un livre troublant, l’un de ceux dont l’existence est salutaire, car l’auteur y expose les faits sans exagération et rend un bel hommage à ceux qui consacrent leur énergie à aider autrui.
Sophie Chabanel, Le Principe de réalité, Éditions Plein Jour, janvier 2015