En 1884, le maire de Calais, Omer Dewavrin, vient rencontrer en son atelier de la rue de l’Université le sculpteur dont le tout Paris commence à parler, Auguste Rodin. Son projet, demander à celui qu’il trouve en train de travailler à sa Porte de l’Enfer de soumissionner à la commande publique récemment lancée par le Conseil Municipal afin de faire réaliser une œuvre rendant hommage à Eustache de Saint-Pierre. Qui est cet homme totalement inconnu ? C’est l’Échevin de Calais qui, en 1347 accompagné de cinq autres bourgeois déposa, au péril de leurs vies, les clés de la ville assiégée devant les pieds du roi d’Angleterre, Édouard III, qui les épargnera in extrémis.
Le coup de foudre entre le maire et le sculpteur est immédiat. Rodin pourtant accaparé par d’autres projets va se lancer avec fougue dans la réalisation de la maquette des Bourgeois de Calais nécessaire pour concourir. Dewavrin conquis, convainc rapidement les autres élus de la ville. Pourtant dès que Rodin se lance concrètement dans la réalisation, l’évidence et l’énergie des débuts s’épuisent. L’artiste revient sur sa première esquisse, en propose une seconde, déroutante, pourtant époustouflante d’émotion et de force, et il faut toute l’admiration de Dewavrin pour maintenir l’adhésion des Calésiens qui trouvent l’œuvre bien sombre, douloureuse, traduisant mal le courage qu’on souhaitait glorifier et peut-être peu encline à donner une image positive de leur cité.
« Si comme lui Omer Dewavrin, ils avaient vu l’artiste dans son atelier, entouré de ses réalisations, de ses ébauches, s’ils avaient assisté à une séance de travail, vu sa façon de pétrir la matière, de l’étreindre, leurs yeux se seraient ouverts. Ce qui l’attristait le plus, c’est que certains de ses amis soupçonnaient le Parisien d’avoir essayé d’épater la galerie, de snober les provinciaux. Ils méconnaissaient cet homme. Omer Dewavrin avait essayé d’expliquer l’originalité instinctive, irrésistible d’un grand artiste, il avait échoué. Les mots lui avaient manqué. »
─ Michel Bernard, Les Bourgeois de Calais
Michel Bernard, qui nous avait donné un poignant récit des dernières années du maître de Giverny dans Deux remords de Claude Monet, excelle à faire revivre les artistes, à donner corps à leur génie en acte, à se pencher par-dessus leurs épaules pour nous faire sentir les émanations des pigments broyés ou l’humidité de la glaise. En le voyant s’attaquer au colosse Rodin, à son caractère trempé et au véritable feuilleton que constituèrent les dix années de l’élaboration des Bourgeois de Calais, on le savait de taille. Mais si le roman, qui parait en poche dans La Petite Vermillon des Éditions de la Table Ronde, nous relate bien évidemment l’incroyable aventure de la genèse de ce monument, il nous conte aussi et surtout un autre destin plus modeste, mais tout aussi nécessaire, sans lequel cette fabuleuse œuvre d’art ne nous serait pas jamais parvenue. Éclipsant peu à peu le génial sculpteur qui n’a plus besoin d’aucun texte pour exister, le roman s’attache avec subtilité au personnage du premier magistrat de la ville, Omer Dewavrin. À Omer et Léontine, sa femme, qui tous deux vont inlassablement soutenir le projet tant auprès des acteurs locaux que des mécènes, mais également maintenir le souffle divin chez Rodin afin que sa formidable intuition du groupe des six bourgeois ne devienne pas un rêve suspendu ou inabouti.
Comme dans une sculpture où l’artiste doit sacrifier la matière en excès pour que naisse la forme, Omer va sacrifier et consacrer dix ans de sa vie à croire en la puissance de la beauté pour que l’art triomphe. Pour Rodin, Les Bourgeois de Calais ne seront qu’une œuvre au sein d’une production saisissante et reconnue. Pour Omer, cette composition sera l’œuvre de sa vie et personne, ou presque, ne s’en souviendra. Lui qui petit notaire de province s’est rapidement ennuyé, rapetissé, dans une vie professionnelle monotone et sclérosante, a senti tout de suite que quelque chose de grand était encore à sa portée ; que par son soutien indéfectible à Rodin et aux calésiens, il pouvait encore réinventer sa vie, donner un sens à son parcours terrestre avant de le clore aux côtés de Léontine en regardant la mer au bord du rivage de Wimereux et le soleil quand il ose se jeter dedans.
Avec Les Bourgeois de Calais on pouvait espérer un portrait du maître bouleversant une fois de plus les codes esthétiques de l’époque. Michel Bernard nous offre mieux, celui émouvant d’un homme de l’ombre qui s’était donné comme horizon de vie quelques centaines de kilos de bronze, et rend ainsi un hommage sensible et délicat à tous ceux qui riches mécènes, amateurs éclairés ou amoureux fou de l’Art permettent que le miracle de la création artistique se reproduise encore et encore.