[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]ur l’île d’Okinawa, il y a un crâne qui pleure. Ses gémissements portés par le vent glacent d’effroi ceux qui les entendent. D’une blancheur étincelante, défiant l’obscurité de la nuit et de la végétation tropicale, il semble être le gardien de l’ancien ossuaire perché sur une falaise dont les origines se perdent dans la nuit des temps. L’ossuaire est aujourd’hui inaccessible.
L’escalier qui y menait, taillé dans la roche, fut détruit par les bombardements de la bataille d’Okinawa. Et les lianes, liserons, banians et palétuviers aux « feuilles luisantes » se sont mêlés comme pour protéger cet espace sacré. Mais un jour un jeu d’enfants ainsi que la venue d’un journaliste attiré par la légende des « pleurs du vent » vont raviver les plaies du passé et provoquer la colère de Seikichi, habitant de l’île hanté par les drames de la Guerre. Medoruma Shun nous plonge dans un très beau récit porté par l’Histoire, les déchirures intimes et le fantastique, et fait de l’île d’Okinawa dont il est originaire un lieu d’envoûtement et d’affrontement d’âmes en peine…
Ce roman est le deuxième ouvrage publié en France de Medoruma Shun. Les éditions Zulma nous l’ont fait connaître en 2014 avec le recueil de nouvelles L’âme de Kôtarô contemplait la mer. Medoruma Shun est un écrivain reconnu au Japon à qui l’on a décerné les prix Akutagawa et Kawabata. Il est plus que temps de le découvrir. Son écriture limpide, qui fait ressentir les états d’âme et les troubles des personnages, est d’une admirable fluidité. Elle coule, légère et retenue, au fil des pages, sans jamais déborder. Elle charrie les secrets, les douleurs, les mystères d’Okinawa, les ombres et les voix des morts. Il y a peut-être, on ne sait pas exactement, plus de 150 000 Japonais, civils, soldats et kamikazes, qui ont succombé durant la bataille les opposant aux Américains d’avril à juin 1945. Celle-ci fut si violente avec ses bombardements intensifs qu’elle fut nommée « Tetsu no ame » (le Typhon d’acier). Et chaque famille de l’île est marquée par le traumatisme, hantée par les souvenirs.
Il semble que l’île d’Okinawa se soit perdue dans une nuit éternelle. Les rayons de lune nimbent souvent la jungle, la mangrove et l’ossuaire d’une beauté spectrale. Les lucioles, les sentiers éclairés par les reflets des petits morceaux de chaux, le sable blanc immaculé, le crâne presque phosphorescent trouent les ténèbres et composent des tableaux saisissants dans lesquels évoluent, se fuyant et s’affrontant, Seikichi et le journaliste, touchés chacun à sa façon par la guerre :
« Une multitude de lucioles tombaient des lianes des banians sur les feuilles des liserons. Elles suivaient lentement un circuit, du milieu de la falaise jusqu’au sol, d’où elles s’envolaient pour revenir s’agglutiner sur les lianes des banians.
Seikichi observa le crâne qui pleure que les nuées d’insectes éclairaient d’une lumière bleutée. Depuis combien d’années ne s’était-il pas tenu ainsi, tout seul, au pied de la falaise ? Aujourd’hui encore, il ne pouvait oublier la peur qu’il avait ressentie en entendant les pleurs du vent pour la première fois. Comme il ne venait là que très rarement, il ne les avait en fait guère entendus. Mais ce son s’était insinué au plus profond de lui et remontait parfois à sa conscience, à des moments où il ne s’y attendait pas, et il se demandait alors s’il n’était pas en train de perdre la raison ».
Il y a aussi la chaleur, la moiteur tropicale qui engourdit les hommes et fait croître la végétation dévorante. Une île d’Okinawa qui fait corps avec ses habitants, les « mange » sous « un déluge de verdure », sous un grouillement de crabes et de ligies rongeant la chair des défunts déposés dans l’ossuaire. Une île qui les fait se terrer durant la Guerre dans des grottes, seul moyen d’échapper aux bombardements. Une île que le journaliste finira par quitter, la regardant peut-être pour la dernière fois à travers le hublot de l’avion qui l’emporte :
« A la faveur d’une trouée dans la mer de nuages, un très court instant, il aperçut les contours de l’île. Comme la bouche ouverte d’une plante carnivore, au milieu d’une vaste étendue d’une bleu marine profond »
Avec ce roman de la Mémoire, de la douleur collective et de ses répercutions intimes, Medoruma Shun nous fait découvrir son île, un lieu fantastique, crépusculaire, un Éden saccagé par la guerre, balayé par les pleurs. Et ces pleurs, soyez certains qu’ils vous envoûteront et vous toucheront au cœur…
Les Pleurs du vent de Medoruma Shun, traduit du japonais par Corinne Quentin, éditions Zulma, octobre 2016
Crédits photo : Dan Giveon : Okinawa Jungle