[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#dd3333″]E[/mks_dropcap]n 1987 paraissait Le bûcher des vanités, avec lequel Tom Wolfe défraya la chronique en s’attaquant à la fois aux yuppies de Wall Street et au racisme prégnant dans la société new-yorkaise de l’époque. Il y décrivait au long d’un roman fleuve la dégringolade sans fin d’un riche new-yorkais ayant accidentellement renversé un jeune noir dans le Bronx. L’auteur brillait par la description minutieuse de différents personnages représentant chacun une couche de la société et la façon dont ces protagonistes, sans exception, essayaient de profiter de cet accident pour mettre en avant leurs combats. Tous s’y montraient finalement aussi cyniques et cupides que l’homme dont ils souhaitaient la déchéance.
Trente ans plus tard, Seth Greenland nous propose Mécanique de la chute (en VO : The Hazards of Good Fortune, traduit par Jean Esch).
Propriétaire comblé d’une équipe de basket, héritier d’un empire immobilier florissant, Jay Gladstone doit cependant, comme tout un chacun , faire face à de multiples tracas de plus ou moins grande importance. Mais, le jour où il renverse en voiture l’un des joueurs stars de son équipe, c’est toute la société américaine qui va participer à son jugement et entraîner ainsi son effondrement progressif.
Si le synopsis est très proche de celui du roman de Tom Wolfe, il s’en démarque principalement par son ancrage dans notre époque et l’importance qu’y prennent médias et réseaux sociaux. Intégrant à son récit, des extraits d’une émission de radio consacrée au sport, Seth Greenland se gausse allègrement de l’infinie capacité de certains analystes et commentateurs sportifs à bavasser autour de faits dont ils ne savent finalement quasiment rien. Ce qui pourrait n’être que vacuité tend malheureusement à forger des avis, dont le cumul (dès lors que l’échange est médiatisé) peut avoir des influences dévastatrices au sein de l’opinion publique. L’emballement médiatique, auquel viennent s’ajouter la haine et la colère d’une partie de la population, aura des conséquences irréparables sur le destin de celui qui se retrouve au centre de l’attention. Même si, comme le fait remarquer l’auteur, nous vivons une époque où un scandale en chasse un autre, l’attention du public étant ainsi régulièrement détournée de son objectif initial, Jay Gladstone va jouer de malchance et cumuler les erreurs d’appréciation.
Portant formidablement bien son titre, Mécanique de la chute détaille impitoyablement l’enchaînement des faits par lesquels Jay Gladstone finira par tomber du trône sur lequel son hérédité l’avait assis. Au-delà de la malchance et des maladresses de son personnage, Seth Greenland excelle également à incorporer à son récit des faits divers apparemment sans rapport direct avec les mésaventures de Gladstone, mais qui vont finir par jouer un rôle crucial dans sa déchéance, influençant bon nombre d’esprits prompts à s’enflammer.
Caustique, n’épargnant personne, Greenland pointe ces crispations communautaires et les sensibilités exacerbées qui semblent désormais devoir régir les rapports humains et au nom desquelles on condamne immédiatement et à grands cris. Dans une Amérique toujours en proie à ses démons, où les rapports entre populations blanche et noire semblent en permanence sur le fil, le moindre fait divers est susceptible de mettre le feu aux poudres, comme le constatera Jay à ses dépens, lui qui fera indirectement les frais de la mort d’un déséquilibré tué par un policier blanc.
Tableau d’une société au bord de la rupture, peinture vitriolée des appétits politiques et de la soif de pouvoir d’une classe supérieure finalement plus préoccupée par son sort que par celui des gens qu’elle est censée représenter, dénonciation affirmée de ce monde médiatico-numérique peuplé de juges en puissance, Mécanique de la chute est tout aussi réjouissant qu’inquiétant. Si le lecteur français ne pourra que sourire devant certains échanges et la rapidité avec laquelle un scandale peut naître outre-Atlantique, il se souviendra très vite que notre société connaît les mêmes travers et qu’en France également, bon nombre de tensions demeurent, laissant une grande part de la population gagnée par la haine et la colère, avec les résultats politiques et sociaux que l’on connaît.
Chronique d’une déchéance, Mécanique de la chute parvient à aborder simultanément des thèmes aussi divers que le racisme et l’antisémitisme, la politique, le monde du sport (et, plus largement, le vedettariat), l’adolescence et ses dilemmes, la religion, tout en restant étonnamment digeste. Ce n’est pas le moindre de ses mérites et, à ce titre, il sera un des romans à savourer en cette rentrée littéraire.
Mécanique de la chute par Seth Greenland, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch.
Paru aux Editions Liana Levi, 5 septembre 2019