[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D'[/mks_dropcap]abord il fallait gravir les Fossés, sous les mille fenêtres en sentinelles sur les remparts de la ville. Presser le pas mais pas trop : tant qu’il y avait des pavés sous les pieds, le cours de maths n’avait pas commencé.
Mes souvenirs de cette école ont la couleur de ses couloirs : vert pâle, comme le bocal du poisson rouge de l’histoire que nous a lue la maîtresse le premier jour. Bientôt j’apprendrais un bocal, des bocaux, qu’un verre d’eau n’est pas un dos vert et qu’estropier poisson devient poison. A la « grande école », les choses sérieuses avaient commencé. Même s’il suffisait de se perdre une fois dans les méandres des Ursulines, de grimper d’échelle en escabeau pour comprendre que la sévérité des murs cachait un jeu, une formidable maison de poupée.
Au sous-sol, la classe d’accueil de sœur Anne-Elisabeth, et son kéfir qui fermentait dans une bouteille en plastique. Après avoir récité le Notre Père, on se disputait la dernière goutte du breuvage, « celle de Dieu », comme disait la sœur en rejetant la tête en arrière. Le temps qu’elle ajuste son voile, on apercevait l’orée de ses cheveux blancs et lui demandait : « Pourquoi tu passes ta vie dans une école ? » Je me rappelle, les portes interdites. A travers leur vitrage, on devinait dans leur appartement les silhouettes noires de sœur Clotilde, la grande maigre, fée des costumes du spectacle de fin d’année, sœur Marie-Thérèse au visage poupon, du réfectoire, et sœur Dominique, plus discrète, qui rôdait dans les couloirs pour houspiller les élèves en retard, mais qui ne nous faisait pas peur, trahie par le pli rieur au coin des yeux… « Les maîtresses normales, elles, rentrent à la maison après les cours ! » Sœur Anne-Elizabeth éclatait de rire, un jour elle nous expliquerait. En attendant, elle préférait gratifier les égratignés de son infaillible remède, le point. Je parie que chaque élève porte encore entre le pouce et l’indexe la marque des doigts de sœur Anne-Elizabeth, dotée d’une force insoupçonnée pour son âge. Notre douleur initiale disparaissait, certes, remplacée par celle due au point, mais pas le temps de gémir, la sonnerie venait de retentir, il fallait courir jusqu’au quatrième ou cinquième étage pour rejoindre, qui le cours d’informatique, qui celui de bricolage, avant de filer dans les relents aigres de l’église transformée en salle de gymnastique. A l’approche de Noël, on faisait glisser nos mains le long de la balustrade jusqu’à la mansarde, impatients de l’iceberg tout chaud, ce cake à la vanille dont on dégustait les chutes au bord d’une lucarne, en regardant les toits de notre ville se couvrir de flocons de sucre.
Il y a des lieux qu’on pourrait cartographier à leurs odeurs. J’ai traversé celles des Ursulines comme un voyage vers les enfants d’avant, ceux de 1618. Porrentruy venait de fonder cette école pour que les jeunes filles puissent répondre aux garçons du Collège des Jésuites, de trente ans son aîné. Le Collège est devenu lycée cantonal, les Ursulines mixtes. Mais la moiteur de la classe de troisième année, la sécheresse du local à costumes, la lourdeur du grenier restent anachronismes. Et puis, fichées sur leurs pics au-dessus des robinets, ces fameuses boules de savon qu’on ne trouve plus aujourd’hui, question d’hygiène, qui me rappelaient les mottes de beurre de ma Normandie paternelle. Je garde malgré leur parfum de paraffine et de sueur l’envie de les croquer à pleines dents.
En 2006, les dernières sœurs, elles n’étaient plus que sept, ont quitté leur école pour le couvent de Fribourg. Celles qui avaient veillé sur les enfants de Porrentruy pendant quatre siècles ont laissé place à une autre époque.
L’école primaire était déjà loin dans le temps, loin dans ma mémoire, lorsqu’un matin, j’ai reçu un appel d’indicatif fribourgeois. Au bout du combiné, la voix tremblait. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite.
Elle se souvenait de chacun de nous, sœur Anne-Elizabeth. Chacun des élèves qui avaient foulé le parvis de sa salle d’accueil. Et nous appelait le jour de nos vingt ans, minutieusement, pour nous souhaiter bon vent, « maintenant qu’on était grand ».
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Merci à Elisa Shua Dusapin de nous avoir offert ce texte.
Elisa Shua Dusapin est auteure de Hiver à Sokcho (2016) publié aux Editions Zoé.
Elle est aussi auteure de :
C’était une nuit de fièvre (nouvelle) publiée dans Contes et Nouvelles, éditions de l’Hèbe
Retrouvez la présentation du projet « Le Lien« , le texte de Thomas Giraud, Tomber à l'(e)autre, celui de Isabelle Bonat-Luciani, Les contours ne tiennent que pour consoler, celui de Julien d’Abrigeon, Trope lien et trop plein, celui de Anna Dubosc, Rue Ganneron et celui de Barz Diskiant, Tel tarzan qui de liane en liane.
Vous retrouverez notre série consacrée à la thématique du lien dès la rentrée de Septembre !