Après lecture de la chronique éclairée du film L’homme irrationnel par notre ami Nulladies, voici une petite illustration musicale sur le motif du philosophe.
L’illustration est proposée par Haydn, trentenaire, dans sa Symphonie n° 22 Der Philosoph *1.
Père du classique, le compositeur est encore ici dans l’esprit de la sonata da chiesa baroque, avec quatre mouvements alternant lent-rapide-lent-rapide.
Au premier mouvement, grave et solennel, Haydn trace le portrait d’un philosophe déjà au travail. On croirait y entendre Abe Lucas, notre irrationnel professeur de philosophie, le désespoir et les effets de l’alcool en moins. On y entend le blabla discursif, le raisonneur, un peu rasoir hein ? Qui écoute Haydn aujourd’hui ? Des hommes irrationnels ?…
Cela passe par un mouvement de tensions, d’instabilités harmoniques, particulièrement dans les développements à partir de 3 mn 40. A cette époque, Haydn a déjà recourt à la forme sonate qui met en scène l’affrontement de forces contradictoires. Mais les forces en présence n’apportent ici au final, pas de vrais bouleversements dans les motifs. Le portrait extraordinaire tracé par Haydn reste classique, dans sa version essentialiste, intemporelle. Comme s’il s’était agi d’exprimer une nature immuable, celle du philosophe : solennel, grave, discursif, clarté affrontant les tensions … L’utilisation des pizzicatos en sourdine, comme un tic-tac « évoque l’image d’un philosophe profondément dans la pensée, tandis que le temps passe ». Initier une symphonie avec la lenteur d’un adagio n’engage pas à l’action. Le portrait de Haydn débute bien par un drame. Notre Abe Lucas est soucieux. Il semble isolé, enfermé. Est-il perdu ? Souffrons pour lui, de cette coupure entre le philosophe et la vie, le mouvement, l’action… Fais pas le c… Abe !
La suite de la symphonie, et surtout de l’œuvre de Haydn, nous donne plus à entendre le mouvement de la vie et des forces qui s’y affrontent. Violons et cors échangent avec une vivacité perdue par notre Abe ! Les motifs de la forme sonate exposent moins des affrontements immuables et statiques. Ils vont chacun contradictoires, puis se déploient en développements, et s’achèvent en synthèses enrichies. Dans des mouvements bien plus vivants et actifs, le blablabla discursif musical de Haydn crée cette fois de l’existence : du nouveau, une histoire. Il nous aide à accompagner l’action et le mouvement de l’histoire. Telle pourrait avoir été la place attribuée par Haydn au philosophe ? Abe ? Tu vas où ? Tu sors ? Faire un footing ? Haaa naan man !…
Dire que la musique de Haydn, peintre de philosophe, déploie un rationnel que Abe semble avoir perdu, renié, semble évident. En nous sortant de la chambre du philosophe, Haydn nous entraine à quitter un monde antique figé où la nature des choses est immuable, où chacun était encore un peu renvoyé à une nature, à un état dans la société. Il nous entraine dans le mouvement de l’histoire, dans le tourbillon romantique et prépare sans le savoir des révolutions.
Pendant que notre moderne Abe, dérapant sur ses lumières, pense que tout cela est fini.
Renvoyons l’ascenseur !
PS : Un titre et l’histoire est jouée. Il semble pourtant que celui de « Philosophe », comme très souvent chez Haydn, ait été attribué à posteriori, certes de son vivant, mais pas par le compositeur… La belle histoire s’évanouit déjà… Et pourtant il y a cette déclaration marquante à l’un de ses amis indiquant « que pour la plupart de ses compositions instrumentales, il laissait libre court à son imagination musicale, à l’exception d’un adagio pour lequel il devait prendre pour inspiration un dialogue entre un pécheur non repentant et Dieu ». Déclaration souvent associée à notre adagio.
Et cette conversation où le compositeur indiquait avoir « en effet pris pour habitude de secrètement scénariser sa musique, sans rien n’en dévoiler à son public ». D’où le retour à cette idée d’un Haydn nous sortant d’un monde figé, pour nous entraîner dans le mouvement de l’histoire. *
J’aime bien la version de l’Orpheus Chamber Orchestra chez Deutsche Grammophon :
* A consulter en complément : Article sur la Symphonie n° 22.
Beau boulot ! Et qui joue habilement avec notre plaisir à interpréter et poser notre propre lecture sur une oeuvre. Quand elle est dense et riche, ça ne peut que fonctionner…