Je ne pense plus à Thomas W.
Je suis bien avec Rob, je ne m’emballe pas, wait and see.
Mais bon, je suis quand même bien contente de le retrouver demain.

Une soirée privée des beaux quartiers, quand j’arrive, Rob est déjà à l’œuvre, derrière les platines. Un loft, enfin, plus que ça. Plutôt un petit atelier en brique avec une double hauteur de plafond, qu’on aurait éclairci de larges fenêtres, un étage mezzanine (deux fois mon appart). Beaucoup de happy fews, des artistes plus ou moins lose vu les dégaines (un vieux par-dessus Saint-Laurent sur un Levis irregular, des Nokia à 1 euro). Rob m’envoie des œillades de braise. L’ambiance est à ses prémisses, mais plutôt prometteuse. Je navigue dans tout ça comme si je marchais sur l’eau avec l’assurance que je retourne dans mon cocon divin dans deux minutes. Une fille d’une vingtaine d’années, complètement déjantée, m’entretient du bonheur de sa récente maternité (avec ses yeux de camée et sa dégaine d’anorexique, elle a l’air aussi maternel qu’une actrice porno en action). Une autre, sûrement attirée par le tintinnabulement des ovaires de la première, nous apporte sa contribution : elle sera mère dans sept mois. D’ailleurs, ne l’est-elle pas déjà, roucoule-t-elle en sifflant sa vodka. A la rescousse : un « assistant réaaaallll » look Keith Richards, lunettes de soleil, cheveux poivre et sel, pantalon cigarette sur boots à talons biseauté, veste en cuir sur T-shirt « Rock it, babe ». J’en profite pour me détourner du pole matriciel, je l’allume un peu pour le plaisir, il la joue blasée mais quand même complice. Genre : ces soirées bobos, ces connasses qui ne pensent qu’à pondre, cette musique électronique de merde.
Je pense : « Baiser avec n’importe qui, c’est une manière de chaque fois donner une chance à l’humanité. » Fallait vraiment que je sois secouée pour penser des trucs comme ça.
Je pense : C’est tellement bon de savoir qu’on ne va pas rentrer seule.
Et : Y en a qui méritent pas qu’on la leur donne, leur chance.
Rob est né à Londres, il y a trente-trois ans, où il a toujours sa sœur cadette, Gloria (qu’il appelle Milky – j’ai mis un moment à comprendre). Des parents professions libérales (mère aromathérapeute, son père dessinateur publicitaire), partageant leur temps entre un village du côté de Sarlat où madame réside 70% du temps, et leur appartement londonien où monsieur exerce l’essentiel de son activité. Ambiance babacool chic – Papa ne comprend toujours pas que son fils puisse gagner sa vie en « jouant des disques ».

Quand il était petit, Rob grimpait en haut des poteaux électriques « pour voir plus loin », lisait « Djoul Veurn » en anglais et « Mark Touaine » en français, et tapait sur les tuyaux du radiateur de sa chambre quand on lui interdisait de jouer de la batterie. Il préférait manger chez ses camarades qui n’avaient pas une mère végétarienne, et faisait des bornes en vélo pour aller regarder se déshabiller la femme de son entraîneur de foot. Il avait une dégaine de marlou et déjà son buisson de cheveux, plus clairs peut-être, qu’on lui a rasé une paire de fois à cause des poux.
Ses graves yeux noirs sont grand ouverts sur le passé, et je suis presque jalouse qu’ils ne me voient plus.
L’enseigne lumineuse de la pharmacie du boulevard :
11h07 : 38,7°C
12h02 : 38,9°C
12h46 :39°C
Faute de pouvoir éteindre les Mac, on travaille dans une semi-obscurité. C’est reposant, on parle spontanément à voix basse (sauf Carole, normal), on se déplace plus lentement.
Quand se décideront-ils à installer une putain de clim ?

Mado est mélancolique. Sérieusement. Une dégradation de cet état d’exaltation qu’elle déployait en toute circonstance depuis, dans mon souvenir, l’adolescence. Elle oscille entre des moments d’abattement et des périodes d’excitation impromptues (l’autre soir, elle s’est mise à parler de son mentor pendant la pub, et j’ai fini par couper le son de Talons aiguilles, après une demi-heure de film – trente points de karma pour Louna). Elle est pénible. Mais à sa décharge, elle ne se plaint jamais, ne rentre pas dans les détails de ses bagarres avec Julien, fait la vaisselle et remplit le frigo de chocolat noir et de délices choco-poire.
Je suis désespérée, je n’ai pas d’emploi. On me propose de travailler comme secrétaire, j’accepte de mauvaise grâce, je tape des lignes de blocs de lettres sans signification. Je n’aurais pas dû quitter mon emploi précédent. Convoquée chez le directeur, je sais que je suis en danger. Il m’ordonne de m’allonger sur le sofa et, devant mon refus, éclate d’un rire ridicule, celui de Satanas dans Les Fous du volant. Sortant du bureau, je croise l’inspecteur Derrick qui m’assure être en bonne voie pour « coincer ce psychopathe ».
Un guichet-départ pourrait être ouvert fin août. Ça nous promet une rentrée cataclysmique.

Il y a des choses que je ne dis pas. Ou plutôt, que je me surprends à réfléchir plusieurs jours avant de les écrire.
Comme : Rob baise comme un dieu.
Comme : L’autre soir, après son set, chez lui…
Et : Ce type me plait.
Même les Russes sont calmes. Nue, stores baissés, la torpeur idéale pour se laisser aller à soi-même.
World was on fire
No one could save me but you
Strange world desire make foolish people do
I never dreamed that I’d love somebody like you
Chris Isaac Wicked Game
La ville, comme dans ces rêves de sieste au soleil, claudique d’un jour à l’autre, abattue de chaleur. Rue Vieille-du-Temple, les pompiers entourent une vieille femme, lui tendent un gobelet de papier ; rue Etienne-Marcel, une Anglaise poussant un gamin cherche, le regard en panique, une épicerie où acheter de l’eau ; au Monoprix, plus une bouteille d’Evian, d’Hepar, de Contrex. Allons-nous tous mourir de soif ?

Au collège, en France, Rob avait confectionné un gâteau pour la fête de fin d’année. Tout le gratin était présent, depuis le maire, les notables, jusqu’au député et une chanteuse, dont Rob a oublié le nom, qui habitait la région. Il avait choisi les ingrédients de son gâteau soit pour leur péremption largement consommée, soit pour leur union impossible : moutarde, cornichons, sucre, sardines, moutarde, ketchup, confiture, œufs, etc. L’infâme cuit, il l’avait tartiné d’une épaisse couche de chocolat, et saupoudré le tout d’une généreuse volée de sucre glace ; des boules de mimosa dessinaient grossièrement l’emblème du collège.
Artistique.
Sur place, un petit, trop content de son rôle, déposa le gâteau au milieu des autres. C’était la fête : des boîtes de conserve qu’on dégomme, des pêches miraculeuses, et même, une tribu de jongleurs montés sur échasses.
La délégation de VIP alla bien sûr droit sur le gâteau de Rob, le plus beau de tous.
La chanteuse se trouva mal (une habile façon, selon moi, de se dédouaner en diva), on l’emmena, ce qui permit aux autres de balancer leur part. « Mais ils en ont tous avalé au moins une grosse bouchée », rigole encore Rob.
J’exagérais à peine en me demandant si nous allions tous mourir de soif. Le gouvernement Raffarin n’assure que le service minimum. On entasse les morts dans les maisons de retraire, et c’est pas Mattei qui viendra expliquer aux familles pourquoi leurs vieux sont crevés malgré les 1500 euros mensuels minimum versées depuis (souvent) des années.
Les 15-34 ans rêvent de mariage (50% d’entre eux), et notamment à l’église.
Qu’avez-vous voulu nous faire croire avec votre Mai 68 ?

Nouvelle engueulade chez les Russes, mais avec une variante intéressante – quoi que bruyante. Après le classique quart d’heure d’aboiements, Madame, d’un geste preste pour sa corpulence digne d’un pouf Ikea, enferme Monsieur sur le bout de terrasse sur lequel ils ont déménagé leur appartement (matelas, mais aussi bac de fringues, petit frigidaire, ventilateur). La bête gueule son fiel, je monte Nova, et c’est là qu’on rigole : le connard du dessous se met à taper comme un malade.
Alors je mets plus fort.
Je coupe quand quelqu’un braille d’en bas : « La musique. »
Je suis à moitié à poil quand je me penche pour savoir sur qui je devais pointer mon Uzi virtuel. Trois têtes à casquettes de flics se dressent autour du Russe qui, lui, grommelle en enfilant une chemise.
Je dis, en fermant ma blouse : « désolée ».
Et, en montrant leur direction : « Mais bon, avec cette chaleur, leurs engueulades… »
Un Chinois, à sa fenêtre, abonde dans mon sens. Puis un autre type que je ne vois pas. Et la fille de la boulangerie dont je reconnais la voix avant qu’elle claque sa fenêtre en la fermant.
Le Russe rentre ses affaires sous bonne escorte et un flic, avant de disparaître avec les autres, dit comme dans la pire des séries : « Y a plus rien à voir, Messieurs dames. »
Ce qui m’a bien fait rire.
Dans le métro, bondé, des odeurs comme des blocs de menace, les gens en nage, moi avec, s’évitent plus encore que d’habitude. Un gros s’évente avec son gratuit, son front une cascade de gouttes de sueur qui dégringolent sur ses tempes, ses sourcils. Il lape la fin d’une cannette de Coca, rote. « La graisse est calorimètre », dit un article de Libé. « Elle isole un peu du froid, et aussi un peu du chaud. » Et aussi : « Une part de l’alimentation se dissipe en chaleur. » Autrement dit, les gros ne devraient pouvoir sortir qu’en hiver.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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