01/02/2003 19h30
Tout petits, les milieux. Au début, c’est amusant. On démarre dans la vie professionnelle, on voit dans les croisements comme celui d’avant-hier, la confirmation que les racines prennent, enfin, que notre rayonnement s’étend. On croise à une soirée Untel avec qui on a fait ses études et qui est là parce qu’Unetelle l’a exposé dans sa galerie où vous avez atterri, un soir comme un autre, avec une copine peintre et un perché de l’aaaarrrrt. Et vous vous sentez soudain au cœur de tout, oui, implanté, indéboulonnable, une partie de ce monde en mouvement. Underground, hype, so fashion.
Pour un peu, croyez-vous, on vous envierait.
En tout cas, si vous repensez à vous adolescent, vous auriez donné n’importe quoi pour devenir ce que vous êtes devenu.
(Et croiser votre dernier partenaire de partouze sur votre lieu de travail ?)
Ted : Are you out of your mind ?
Bill : I wish I were.
20h33
Ce week-end s’annonce aussi joyeux qu’une soirée mortuaire entre dépressifs.
Miroirs couverts, téléphones débranchés. Reste le Net, bouée. Juste surnager.
Môme, on apprend que c’est tout droit. Facile.
On sera un jour un grand, on prendra la place de notre mère, notre père. Variante : le cursus scolaire, mathématique. Primaire, secondaire, sacro-saint bac, études, études, études. Ce qu’on ne dit pas, c’est ce qui vient après, quand on a passé toutes les étapes, pris le pli de mettre un pied devant l’autre et de regarder le monde changer autour de soi, comme s’adaptant à nos propres besoins – simplement la finalité de tout ceci.
Alors, quand le cadre scolaire implose, qu’il n’y a plus de repères sur la route, peut-être même plus de route du tout, d’endroit où aller, certains mots – peur, absurdité, solitude, prennent soudain un sens nouveau. Absolu. Ils deviennent pleins d’un sens qui s’élargit d’une expérience à l’autre. Et ils sont bientôt là, comme des éléments de nos vies, des meubles massifs dans nos salons auxquels on se cogne, quotidiennement, à chaque âge un peu plus.
23h47
Aurélie devant ma porte. A sonné pendant dix minutes, pas ouvert. J’avais oublié, et envie de rester seule.
Grog américain 50% de rhum ambré, 20% de sucre, 30% de cannelle, 30% de citron. Enfin, à peu près. Dans ce genre de proportions, ça vous réchauffe l’intérieur.
Goethe me cherche. Pour quoi ? Encore une caressade virtuelle. Ou parce que maman est chez belle-maman pour la soirée – peut-être ouah ! tout le week-end – heures de débauche en vue. Ce sera sans moi.
Je vous hais, vous tous coincés entre vos fantasmes et votre bonne femme. Pas assez mec pour faire face à vos véritables envies parce qu’elles vont de paire avec des risques trop grands de solitude et d’auto-confrontation.
Je vous hais, vous tous, qui finalement avez choisi le beurre et le cul de la crémière – pour mieux la fourrer ?
Je vous hais, vous tous qui prenez tout en faisant croire qu’il y a une part pour chacun. Alors que non, au bout du compte, vous êtes les grands gagnants.
C’est ce que tu as choisi, Lex, pas vrai ?
Un couple différent, se faisant face, capable de se concevoir comme deux individus, deux entités, c’est ainsi que nous nous voyions. Fiers en plus, et convaincus que nous avions trouvé la voie secrète, la seule, l’unique qui mène à, oh, peut-être pas l’éternité, mais au moins une manière d’épanouissement respectueux, un amour véritable (toc ! toc ! c’est creux).
Peut-être que c’est toi qui as eu raison. Peut-être que depuis la naissance jusqu’à la mort, en passant par le premier vertige du monde adulte ou le déchirement d’un énième amour, nous ferions mieux de choisir de meubler notre solitude.
I have been one acquainted with the night.
I have walked out in rain — and back in rain.
I have outwalked the furthest city light.
I have looked down the saddest city lane.
I have passed by the watchman on his beat
And dropped my eyes, unwilling to explain.
I have stood still and stopped the sound of feet
When far away an interrupted cry
Came over houses from another street,
But not to call me back or say good-bye;
And further still at an unearthly height,
O luminary clock against the sky
Proclaimed the time was neither wrong nor right.
I have been one acquainted with the night.
Robert Frost “Acquainted With the Night”
02/02/2003
E-mail de Nico, incendiaire. Toujours cette vieille problématique selon laquelle je t’écris donc tu dois me répondre. Je m’inquiète donc tu dois me donner des nouvelles – ce que l’on qualifie communément de chantage affectif, non ?
Mais :
-
Peut-être que je suis occupée par mon taf ;
-
Peut-être que je suis malade à en crever au fond de mon lit ;
-
Peut-être que j’ai rencontré l’homme de ma vie et que je vis une idylle folle, loin de tout, de tous.
Nico a toujours de bons sentiments à mettre en avant pour justifier sa sollicitude. Il disparaît des mois mais quand il est là, il faut se tenir au garde à vous au nom de l’amitié.
Heureux temps celui où nous passions nos soirées à zoner, nous droguer et partager les mêmes mecs. Où nos voyages en LSD ou en Thaïlande, nous ramenaient invariablement l’un vers l’autre, amis, complices.
Mon tort – l’un de mes nombreux torts, a été de ne pas vouloir voir qu’il était amoureux de Lex. Un amour de petit garçon, fasciné et néanmoins passionné, terriblement dépendant. Tant que j’étais avec Lex, que nous formions notre couple de débauche, j’étais en quelque sorte le gardien du temple, je garantissais la présence de l’être aimé. Jamais, au grand jamais Nico n’aurait tenté la moindre manœuvre d’approche avec Lex. Le fantasme est tellement bon quand on peut se le garder à portée de main – un joyau dans son écrin.
Il a souffert de notre rupture, certainement, mais tout amis que nous soyons, je n’en ai rien à foutre. Nico a le chic pour tomber amoureux de la personne interdite, celui qui ne lui rapportera que des lots d’emmerdements, qui le traînera dans la boue, lui interdira de sortir-boire-manger-de-la-viande, refusera les capotes, sera marié-deux-enfants, etc. Ses yeux, il ne les ouvre que sur les dépôts qui encombrent, selon lui, son nombril, chouinant parfois, ricanant souvent.
Nico dit : Ça c’est tout moi.
Nico dit : Les pédés, on devrait les mettre dans un camp dont on me nommerait chef. Je ferais installer des backrooms sur casting.
Nico dit : Toi et moi, Louna, on fêtera un jour nos noces d’or.
Aller, je t’aime mon Nico, et pas qu’au fond.
03/02/2003
I heard your voice through a photograph
I thought it up it brought up the past
Once you know you can never go back
I’ve got to take it on the other side
RHCP
Coup de blues du samedi soir. Cette fois c’est moi qui ai appelé Laure. C’était ça ou couler une nouvelle bouteille de Southern. Avec l’alcool, je finis toujours par être encore plus mal. Je pleure devant ma glace, je m’endors par terre, sans compter que le lendemain ça fait mal.
Elle vit rive gauche dans le XVe, sorte de parc à trentenaires comme il faut, avec poussettes 4×4 pour le parc à côté et tout le nécessaire à citymarché fermant – pratique – à 22 heures.
En revanche, pas un bar d’ouvert (en dehors des alentours de cinés), pas une boulangerie digne de ce nom (t’as qu’à citymarcher, on te dit !).
L’appartement est spacieux, des pièces en enfilade, des recoins. Depuis la cuisine (aménagée version bonheur rustique de la ménagère chic), on peut très bien imaginer qu’on est seul au monde ou qu’au contraire, dix personnes vont sortir des chambres, la même chose du salon et du bureau.
Dans la pièce principale, celle qui, traditionnellement donne sur la rue, une cheminée jette ses lumières sur un combiné parquet de lambris chevron canapé en cuir tapis épais, digne des meilleurs numéros d’hiver de Mon appartement parisien.
Au lycée et à la fac, le fossé social entre nous n’existait pas. On s’en foutait. D’ailleurs, en y réfléchissant, et passé le paravent des apparences, on s’en fout toujours. La preuve, les gamins couchés et endormis (sympas les gamins, même pas chiants), on est là, vautrées par terre à se passer un pétard (la fenêtre ouverte, quand même), en regardant des photos que Laure a retrouvées.
Un voyage scolaire de fin d’année, à Berlin.
A l’époque, il y avait encore le mur.
A l’époque, nous avions toutes les deux les cheveux crêpés comme Robert Smith.
A l’époque, nous aimions cette phrase : « La vraie vie est ailleurs. »
Sur les photos, il fait chaud, nous campons, des tentes de sept huit dans le quartier américain. Un camping au bord d’un lac, infesté de moustiques. Notre prof était un ronfleur. Il n’y avait qu’à tendre l’oreille pour savoir à quel moment nous pouvions filer. Rejoindre la troupe d’Anglais en combi Volkswagen et cheveux longs qui jouaient de la guitare et des percus en fumant.
Laure et moi gloussons, stones. Je fume tous les jours mais d’être stone avec elle, c’est comme si je ne l’avais pas été de toutes ces années.
Tu te souviens de celui qui avait le crâne rasé et une grosse dread-lock. / Y avait pas que la dread-lock qui était grosse.
Et l’autre, totalement défoncé, qui était allongé par terre en train de souffler dans une chambre à air, croyant gonfler son matelas.
Et quand le gérant du camping nous a menacées de nous balancer au prof.
Etc.
On s’est endormies devant les braises et c’est l’air froid entrant par la fenêtre restée ouverte qui m’a réveillée. J’ai tiré une couverture sur Laure. Je suis sortie sans un bruit et j’ai pris un taxi.
04/02/2003 07h55
Mal dormi. J’ai la hantise de cette semaine. C’était tellement mieux Berlin, 17 ans, It was only yesterday Waving arms across the street.
21h22
Déjeuner avec Aurélie, des virgules bleu-gris sous les yeux malgré l’anticerne. Contente d’elle, elle s’est trouvé une nouvelle boîte hard-core, conseillée par Queen Lol. Elle a reçu son baptême samedi. C’était donc ça : elle m’avait proposé, mystérieuse, de la suivre samedi soir.
La soirée en question : elle, nue au centre d’un cercle de « gens distingués », qui parle d’elle comme d’un animal, la font marcher à quatre pattes en laisse, l’oblige à uriner dans une caisse à chat, etc. Puis, l’étape supérieure. On sort du tranquille salon pour aller dans une cave. Ils ne sont plus que trois hommes et une femme autour d’elle, masqués. C’est la femme qui dirige les opérations. Elle attache Aurélie au plafond bas, par les poignets. Aurélie, éprouvée par la séance de I’m your pet, se sent vulnérable et surtout, elle a mal. En me montrant ses poignets abîmés sous le pull à manches longues, elle a pourtant quelque chose de fier dans le regard. La femme la fouette, le dos, le cul, puis lui enfonce le martinet avant de le lui faire lécher. Ça recommence ensuite pour un tour, cette fois sur les seins. Aurélie tombe dans les pommes.
Et ?
Et rien. Elle se réveille dans une voiture, un chauffeur la dépose chez elle. D’après elle, aucun rapport sexuel mais une excitation qu’elle n’a jamais ressentie. Je reste de marbre. La première étape de son initiation. Dangereux. Le premier pas sur la voie royale vers l’extase. Je ne te suis plus Aurélie.
Je ne te suivrai plus.
En tout cas, pas sur ce chemin.
La salle de conf est jonchée de valisettes de crèmes, coffret de pierres volcaniques pour le massage, appareils à chauffer la cire, lampes de bronzage portable, prospectus de beauté par les plantes marines, tapis de réflexologie, dosettes d’huile solaire multi-indices (j’en ai piqué un jeu), etc. Carole, soudain pleine d’allant, déballe avec l’une, teste avec l’autre, se fait masser sur une table spéciale (massage californien, annonce-t-elle comme si elle allait dire le bénédicité, I wish they all could be california girls). La réponse à la question du 20 janvier était bien le cul. Sauf que je croyais Carole plus avancée en besogne. Elle s’est ni plus ni moins organisée une sorte de casting sur mesure. Orgueilleuse comme un pou, elle n’a pas dû encaisser de se faire balader par Aurélie (Merde, n’est-elle pas Carole, la redchef de Glitter ?) Et la voici maintenant qui batifole au milieu de petites blondes platine, se régale de mains manucurés, se réjouit des techniques de tatouage au henné. Je crois que c’est la masseuse aux gros lolos qu’elle lorgne, Sylvia. Cheveux à la garçonne, discrète et douce – profil filles.
Pas de Thomas W. (ni de Cyril).
Un papi-taxi qui a appris à conduire il y a tellement longtemps qu’il ne se souvient plus de rien. A part la place du klaxon.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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