[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#7E721E »]A[/mks_dropcap]vec Austerlitz (Аустерлиц, 2016) on avait laissé Sergei Loznitsa, le plus en vue des réalisateurs ukrainiens du moment, sur une étrange déambulation dans un camp de Sachsenhausen livré aux hordes de touristes en goguette, et à leurs selfies d’un goût douteux dans un lieu de mémoire pas épargné par le consumérisme ambiant. Plein de louables ambitions, le film péchait par une volonté très documentariste de ne surtout pas juger, qui aboutit comme souvent à son exact opposé, plaçant le regard du réalisateur et celui de son spectateur au-dessus de la mêlée, non sans quelques relents de mépris social. Surtout, le choix d’un noir et blanc complètement artificiel faisait tourner un sujet porteur vers une performance artsy un peu creuse.
Comme Austerlitz empruntait son titre au magnifique texte éponyme de W.G. Sebald, Une femme douce (Кроткая, 2017) tire le sien d’une des plus célèbres nouvelles de Dostoïevski. Et comme dans Austerlitz, le film n’entretient avec le livre qu’un rapport lointain, les camps de la mort dans le premier cas, le thème de l’innocence féminine bafouée dans le second.
La femme douce du titre, c’est une provinciale anonyme à l’existence grisâtre, dont le mari emprisonné pour meurtre ne reçoit pas le colis qu’elle tente de lui adresser. Avec l’énergie du désespoir, elle tente de lui faire parvenir par tous les moyens les maigres provisions de subsistance auxquelles les détenus devraient avoir droit, jusqu’à se déplacer en personne dans la ville carcérale (pas plus nommée que son héroïne) pour y affronter tous les archétypes d’une société gangrenée par la corruption.
Si la mésaventure administrative d’un simple colis postal provoquant la descente aux enfers d’une Candide de notre temps vous fait penser au pitch d’un roman de Gogol, c’est absolument fait exprès : tout dans Une femme douce est envisagé sous l’angle du cliché illustratif. Loznitsa énumère une à une toutes les images d’Epinal que véhicule une Russie qui, ici, ne semble jamais être sortie de l’ère soviétique ni même de l’autocratie tsariste, en s’appuyant sur un fourmillement de références historiques et culturelles.
Notre femme douce confrontée d’abord à l’impitoyable brutalité d’une police inquisitrice et arbitraire, qui fait fouiller au corps une femme par un homme sans ménagement sous les yeux d’un vieux poivrot handicapé dans la cellule d’une gare insalubre. Un long voyage en train où l’alcool libère les chants martiaux, puis des discours nationalistes d’une bêtise d’autant plus désespérante qu’ils n’ont jamais été aussi en vogue. Notre femme douce ensuite dans un vieux bus provincial bondé où les pauvres marchent sur les pieds de plus pauvres qu’eux.
Notre femme douce, surtout, confrontée à l’épouvantable mépris des lois d’une administration pénitentiaire incarnée par une odieuse guichetière qui refuse tout dialogue, jusqu’à rire au nez d’une épouse qui ne demande qu’à savoir si son mari est toujours bien détenu dans ce petit îlot de l’archipel carcéral. Autant dire par avance que le mari de cette douce, c’est Godot emprisonné : on ne le verra pas, et on n’en saura jamais rien. Police, matons, fonctionnaires, rien n’y fait. On traverse avec elle les cercles de l’enfer bureaucratique où chacun jouit de sa minable autorité dans le seul souci d’écraser l’innocence incarnée par la visiteuse indésirable. Il n’est pas jusqu’aux courageux «défenseurs des droits de l’homme» qui n’aient une allure un peu pathétique et ridicule, touchants dans leur idéal et leur moralité, mais d’une parfaite inefficacité face au Léviathan qu’ils doivent affronter : flics qui vandalisent leurs bureaux toutes les semaines, voisinage hostile qui les taxe de «collabos de l’Occident».
Notre femme douce toujours, en dehors de la prison cette fois, forcée de côtoyer une faune interlope de zonards, de maquereaux à la petite semaine, de mafieux plus ou moins bien mis, sous la direction d’une logeuse à face de lune, cupide et fêtarde. Tous sont des exclus, aucun n’est sans excuse, mais pas une figure de compassion authentique n’émerge de cet univers cruel où l’avidité tient lieu de seule morale de l’action.
Notre femme douce enfin, réfugiée dans un univers parallèle. La dernière demi-heure du film est occupée par une magnifique et tragique digression théâtrale. De retour dans la gare où tous les passagers en attente sont curieusement saisis d’un sommeil profond, rattrapée par sa logeuse qui lui assure qu’elle a enfin trouvé le moyen de la faire entrer en contact avec son homme, elle la suit pour être emmenée dans un voyage dans le temps. Dans un superbe décor de banquet d’apparatchiks, tous les personnages croisés dans le film, désormais en costume des années de Terreur, vont porter un toast à la construction de la glorieuse «nouvelle société», sous le regard d’un peloton d’agents de la Tchéka. Une longue scène magnifiquement cadrée et dialoguée, mi-Alice aux pays des merveilles, mi-Kusturica. A l’issue de ce banquet des hypocrites et des faux-semblants, la douce sera emmenée par les miliciens dans un panier à salade. Elle y subira de leur part une violence d’une brutalité insoutenable, qui fait écho aux premiers témoignages à nous parvenir des violences subies par les femmes du Donbass, avant qu’une mystification finale vienne faire planer un doute sur la réalité de ces dernières épreuves.
A côté de cette séquence d’anthologie de réalisme magique, la force du film tient tout entière dans sa superbe interprète, Vasilina Makovtseva. Fine, presque diaphane et parée d’atours d’une affligeante banalité, elle irradie pourtant de droiture morale et de résilience un environnement cruel qui s’obstine à la tirer vers le bas. Presque muette, en proie à la violence d’un entourage qu’on devine en-dessous de son éducation, elle capte le peu de lumière de ces décors gris et pauvres pour conserver intacte notre foi en l’âme humaine.
On mettra aussi au crédit de Loznitsa un beau talent de dialoguiste, qui restitue intelligemment la banalité et la pauvreté des échanges d’un monde où l’on communique peu, et qui vire parfois à un comique fin et désespéré :
« Pardon, je cherche la rue Dzerjinski (le fondateur de la Tchéka, ancêtre du KGB, et un des principaux exécutants de la première Terreur en 1918, NDLR), s’il vous plaît ?
Elle n’existe pas celle-là. Ah si, il faut aller tout droit sur l’avenue Hegel, puis prendre à gauche sur la rue Marx & Engels, et à droite boulevard Lénine. Ou alors vous pouvez juste couper tout droit, par là, ça ira plus vite… »
Au reste, le film a les défauts de ses qualités, dont il pâtit irrémédiablement.
Sous prétexte de jouer des stéréotypes, Loznitsa a la main plutôt lourde. De tout l’imagier russe, aucun cliché ne nous sera épargné : vieux tacots clandestins à la sortie de la gare, statues de Lénine pas déboulonnées, ville sans nom encore dévorée par la forêt, corruption qui dévore la société par le haut, le bas, et évidemment le milieu, mafieux ventripotents et prostituées à la majorité douteuse, bagarres dans les bars… Et surtout cette longue soirée de beuverie entre tatoués et grosses dondons, tous bouffis d’alcool, avec notre héroïne virginale terrifiée en plein milieu d’une sauterie crasseuse, où on la forcera bientôt à participer à un sordide jeu de déshabillage alcoolisé – comme prélude à la catastrophe finale.
Pour faire son film, Sergei a beaucoup lu, et beaucoup regardé le cinéma des autres, et tient à nous le faire savoir. Outre Dostoïevski, les références un peu lourdingues à (pêle-mêle) Gogol, Tchekhov, Kafka s’enchaînent sans répit et sans grande distance. Côté cinéma, un peu plus moderne, on pioche chez, Kaurismäki, Mikhalkov ou Kusturica. Surtout, le sérieux du cadrage et des plan-séquences amène à se demander si Loznitsa lui-même a au moins tenté de s’aventurer hors de son propre héritage de l’école soviétique.
Volontiers viscéral, Une femme douce se présente comme une fable illustrative, avec une remarquable actrice qui fonctionne comme (au choix) allégorie de l’innocence perdue, prosopopée muette d’une Russie généreuse mais de tous temps maltraitée par des élites sans boussole morale, et qui ne la méritent pas, ou encore puissante icône féministe dans un monde d’une misogynie criminelle. Tout cela est incontestablement vrai, et fonctionne, mais à force de noyer son héroïne sous une vague de clichés à peine questionnés, on en finirait presque par retenir la seule charge politique, au détriment d’une belle vision poétique, qui est pourtant là, et bien là.
Une femme douce, de Sergei Loznitsa
Haut et Court // sorti le 16 août 2017