[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]D[/mks_dropcap]écidément, Anthony Gonzalez est un petit malin, doublé d’un artiste réellement paradoxal. En pleine promo de son nouvel album, comme pour appuyer et justifier le propos qu’il y sert, il se permet d’asséner que selon lui, tout a déjà été fait en musique, que la seule voie possible est le recyclage. Plutôt gonflé pour quelqu’un qui, depuis maintenant une quinzaine d’années, aura réussi, sous l’alias M83, à fusionner le bruit rouge de My Bloody Valentine et les nuances bleutées de Boards Of Canada, inventant par là-même le concept depuis très en vogue de « shoegaze électro », tout en affinant sa formule disque après disque, pour embrasser un succès colossal à la clé, tout particulièrement outre-Atlantique.
Et pourtant, alors qu’il aurait été confortable de se maintenir dans ce pré carré, Gonzalez s’en est éloigné progressivement, étapes par étapes, pour aboutir à ce tout nouvel album, trivialement nommé Junk, le septième hors bandes originales de films, qui depuis sa sortie fait grincer pas mal de dents chez les amateurs du genre (le disque ayant même été affublé de l’infamante étiquette de « bouse du mois » chez nos confrères spécialisés de Tsugi).
Que s’est-il donc passé dans sa tête (et par ses actes) pour que, de référence incontournable et crédible, son projet musical soit soudainement passé dans le camp des infréquentables, au point de susciter le rejet d’une partie conséquente d’un public qu’il aura si chèrement acquis à sa cause ? Un tel virage mérite bien décryptage et petit rappel historique.
A l’origine duo formé avec Nicolas Fromageau à la toute fin des années 1990, M83 publie son premier album (éponyme) dès 2001, opus largement marqué par l’électro pensive (et pensée) des labels Warp ou Rephlex, tout en intégrant déjà discrètement sons de guitares et vocaux éthérés. La renommée du binôme explosera hors des frontières françaises dès le long format suivant, le beau et cinématique Dead Cities, Red Seas & Lost Ghosts, qui marie avec passion et efficacité les nappes glaciaires de Tangerine Dream et les saturations du post-rock alors en vogue : le succès, tant critique qu’auprès d’un public averti, place les deux amis au centre de toutes les attentes.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]M[/mks_dropcap]algré cela, suite au départ de Fromageau, l’entité M83 se réduit au seul Gonzalez pour l’album suivant, Before The Dawn Heals Us, qui sort du magma sonore des débuts (difficile de faire plus fort dans ce domaine que le sublime Run Into Flowers, de toutes façons) pour intégrer une dimension plus ouvertement rock à l’édifice. Si les voix, chantées, parlées ou même chuchotées, prennent plus d’importance dans le spectre, l’instrumentation n’est pas en reste : devenu véritable groupe à géométrie variable, M83 intègre le batteur Loïc Maurin et oriente sa musique vers plus d’intelligibilité remuante, comme en témoignent les explosifs Don’t Save Us From The Flames et A Guitar And A Heart, ou surtout l’hymne Teen Angst, synthèse parfaite des préoccupations de Gonzalez à l’époque.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]P[/mks_dropcap]assé la pause aérienne du très ambient Digital Shades [Vol.1] en 2007, Anthony Gonzalez ouvre encore davantage sa maison du bonheur en conviant le producteur Ken Thomas et le très électronique Ewan Pearson à jeter leurs sorts sur le fantasmagorique Saturdays=Youth, qui voit l’arrivée au sein de la formation de la chanteuse Morgan Kibby et intègre cette fois-ci les influences cotonneuses des évanescents Cocteau Twins ou de la diva Kate Bush, le long de plages de plus en plus touchantes et émotionnelles : les envolées mystiques de We Own The Sky ou Up! s’entrecroisent avec volupté dans les constructions plus rythmées de l’épique Couleurs (dont les contours évoquent la majesté de la version longue du Perfect Kiss de New Order) ou du tubesque Kim & Jessie, qui alterne couplets caressants et chorus déchirants pour un nouveau sommet exemplaire dans le savoir-faire du bonhomme.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]M[/mks_dropcap]ais c’est surtout avec l’album suivant, le double et gargantuesque Hurry Up, We’re Dreaming, qu’Anthony Gonzalez se verra passer dans la cour des grands. Porté par la kateboucherie ultime Midnight City, qui convoque le fantôme du mythique Running Up That Hill et le concasse dans un écrin dancefloor magnifié par un saxophone improbable, sorti tout droit du hit eighties Who Can It Be Now? des australiens de Men At Work, l’antibois d’origine, expatrié à Los Angeles, casse littéralement la baraque : nomination aux prestigieux Grammy Awards pour le long format, et certification platine aux Etats-Unis (plus d’un million d’exemplaires vendus, tous formats confondus) pour le single.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]C'[/mks_dropcap]est, déjà à cette époque (la charnière 2011-2012), le moment où M83 commence à perdre de sa (soi-disant) sacro-sainte crédibilité indie : avec son maximalisme extrême qui réveille une certaine forme de rock dit héroïque (comme sur le fulgurant Reunion) tout en ressuscitant un fantasme de pop parfaite (avec l’imparable Steve McQueen, qui semble plus faire référence à l’album culte des anglais de Prefab Sprout qu’à l’acteur du même nom), conjugué au scepticisme lié à tout succès de masse, ce sixième album apporte à son auteur autant de satisfactions que de doutes sur la possible suite à donner à son aventure.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]P[/mks_dropcap]our ne rien arranger à la pression ambiante, Anthony Gonzalez se lance, dans la foulée et sur demande du réalisateur Joseph Kosinski, dans la production de la bande originale du blockbuster de science-fiction Oblivion (avec Tom Cruise himself en tête d’affiche). Si le cinéaste, encouragé par sa collaboration fructueuse avec les français de Daft Punk pour son premier long métrage Tron: Legacy, semble vouloir laisser carte blanche à leur compatriote Gonzalez, la réalité sera toute autre : cadenassée par l’adjonction d’un partenariat forcé, avec le compositeur Joseph Trapanese, l’inspiration du jeune prodige s’en trouvera largement frustrée. Pour un type qui aura donné le nom d’une galaxie à son groupe, le retour sur terre sera brutal.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]I[/mks_dropcap]l était donc légitime, compte tenu du contexte pesant entourant l’attente fébrile de son retour aux affaires, que le sensible Anthony Gonzalez succombe à une certaine morosité voire à la dépression de la redoutée page blanche : en effet, comment donner suite à un carton tel que celui de Midnight City, sans trahir ses idéaux ni se singer lui-même ?
La réponse, l’adulte éprouvé la trouvera au plus profond de lui-même, dans l’inconscient de ses souvenirs et les restes éparts de son adolescence. Arrivé en éclaireur au début du mois de mars de cette année, le faussement jovial Do It, Try It avait de quoi surprendre les aficionados de la griffe M83 : emmené par un gimmick de piano digne de Michel Berger (dont on fait mine de découvrir, vingt-cinq ans après sa mort, le sens indéniable du groove) comme des meilleurs standards du maître de la house Frankie Knuckles, le titre va à l’encontre de tous les clichés liés à la musique élaborée sur les précédents disques du groupe. Seul trait d’union incontestable avec l’historique du bonhomme : le flair, devenu légendaire, d’Anthony Gonzalez pour la mélodie éclatante, écartelée entre extase absolue et mélancolie à fleur de peau.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]M[/mks_dropcap]ais ce n’était encore rien à côté de l’opulence littéralement prodigieuse de l’album qui allait suivre : en quinze plages aussi diverses que surprenantes, Junk rompt effectivement pas mal de passerelles avec ses glorieux prédécesseurs. Au niveau du son, tout d’abord : comme l’attestent les incroyablement dansants Go! (sorte de r’n’b mutant qui accueille le guitar hero Steve Vai pour un solo ahurissant) ou Road Blaster (qu’on jurerait chipé aux Madness du redoutable Embarrassment), Anthony Gonzalez a décidé de se frotter à son époque avec une approche plus tranchante et directe qu’à l’accoutumée.
Les voix, auparavant immergées au même plan que les séquences instrumentales, sont nettement plus en avant dans le mix, mais conservent une réverbération typique de la couleur M83. Pour le reste, les synthés imposants de naguère cèdent partiellement la place à de plus humbles digressions pianistiques ou à de langoureux arrangements de cordes déclinés en cascades insensées, comme sur la ballade tire-larmes Solitude, torchsong idéale à jouer à la fermeture des bars de nuit, à la lumière fragile et complice de bougies éphémères.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]A[/mks_dropcap]illeurs, on se prend à secouer la nuque sur un Bibi The Dog lascif et robotique, sorte de croisement halluciné entre la rondeur lubrique des premiers Prince et la nonchalance nyctalope du Fade To Grey de Visage, à s’attendrir de l’émouvante complainte enfantine For The Kids, interprétée sans aucun effet de manche par la fidèle Susanne Sundfør, voire même à regretter la brièveté des quelques intermèdes musicaux, qui balisent le parcours comme pour nous laisser reprendre notre souffle avant la prochaine acrobatie stylistique.
Si l’enrobage sonore de l’ensemble évoque effectivement un ancrage dans les années 80, entre claviers d’époque et vocoders dans le rouge, ce n’est pas vraiment une surprise en soi. En revanche, la balance penche cette fois-ci nettement plus du côté des plaisirs coupables d’une certaine variété chic (française ou étrangère d’ailleurs) que du plus noble bord de la new wave à laquelle Hurry Up, We’re Dreaming rendait hommage cinq ans auparavant.
Pourtant, ce n’est pas ce changement de flacon qui devrait nous priver de l’ivresse : c’est dans son dernier tiers que Junk touche le plus, avec un brelan d’as auquel il sera difficile de résister, pour peu que l’on soit de bonne foi. La splendide Atlantique Sud, interprétée en duo (et intégralement en français s’il vous plaît, une première) par la nouvelle venue Mai-Lan Chapiron et Gonzalez lui-même, évoque les productions les plus ouvertement dragueuses de la Françoise Hardy eighties (hors VIP et Tirez Pas Sur L’Ambulance, justement) et les ornements soyeux des Carpenters (et non des Carpentier, donc) tout en renvoyant aux plus beaux sous-entendus du tandem Elli & Jacno, tandis que le très accrocheur Time Wind, à l’arrangement rappelant irrémédiablement le Reality de Richard Sanderson (oui oui, le thème de la fameuse Boum de Claude Pinoteau) et à la mélodie décalquant presque le succès flippé Ils S’Aiment du canadien Daniel Lavoie, donne à l’américain Beck Hansen l’occasion de livrer sa performance la plus convaincante depuis sa reprise spectrale du Everybody’s Gotta Learn Sometime des Korgis il y a plus de dix ans.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]C'[/mks_dropcap]est pour le final qu’Anthony Gonzalez nous a gardé sa trouvaille la plus saisissante, qui devrait finir d’achever les fans de la première heure : Sunday Night 1987, co-écrit avec son frère cinéaste Yann, distille une ambiance de fin de fête, renforcée par une partie d’harmonica larmoyante, façon Stevie Wonder, mais parfaitement raccord avec la nostalgie induite par cette évocation explicite du temps qui passe pour ne jamais revenir, sauf par bribes d’une mémoire positivement sélective. Un classique instantané et renversant, qui n’a rien à envier aux Safe et autres Wait qui illuminaient les précédents albums.
S’il est fort probable que notre ami ait été marqué par la démarche des sus-cités Daft Punk pour leur Random Access Memories, il manifeste tout au long de son propre Junk une spécificité de taille : là où le duo parisien alignait les collaborations avec leurs héros d’hier (de Giorgio Moroder à Nile Rodgers) ou d’aujourd’hui (de Pharrell Williams à Panda Bear) pour produire une impressionnante madeleine télescopant passé et présent avec une réussite indéniable, Anthony Gonzalez nous propose une variation (sur le même t’aime ?) bien plus intimiste et personnelle, redevenant ce gamin qui, rêvant d’une musique lunaire, n’attendait que des compétences et des moyens d’adulte pour lui donner réalité.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]Q[/mks_dropcap]ue l’on ne s’y trompe pas, cet enfant de la lune, ce Moonchild qui ouvrait avec profondeur son troisième album, c’est bien Gonzalez lui-même. Le fil rouge qui irrigue toute sa discographie, du Sitting des débuts à ce Junk protéiforme et casse-gueule mais terriblement émouvant et jouissif, c’est l’irrésistible mélange d’euphorie addictive et de mélancolie contagieuse inhérent à sa façon unique d’écrire, de composer, de produire et d’interpréter. Et cela, que l’emballage autour soit du néo-shoegaze, de la dream pop, de la techno ambient ou un assemblage éhonté de sonorités eighties, il ne pourra jamais s’en départir. Feindre de l’ignorer, ce serait passer à côté de l’essence même de toute son oeuvre, pertinemment brûlante comme au premier jour. Après tout, si l’on tient absolument à la forme, il n’a pas trompé sur la marchandise, puisque dès l’intro du Do It, Try It idéalement placé en ouverture, il déclare « Listen to the sound of a new tomorrow / Take over my dreams / Walk into the feeling ». En gros, voici le son d’un nouveau lendemain, fini les rêves, maintenant j’expose mes sentiments, sans filtre.
Alors certes, Anthony va perdre un paquet de fans avec ce disque, pour en gagner pas mal d’autres dans le même mouvement. Mais les plus veinards d’entre tous seront ceux qui, sur une trajectoire fascinante d’une quinzaine d’années, l’auront suivi dans toute son évolution aventurière et sensible : à ceux-là, Junk promet un sourire extasié mais des yeux embués de larmes, les pieds scotchés au dancefloor et les mains levées vers le ciel, le coeur chaviré mais la tête dans les étoiles.
Junk est disponible en CD, vinyle et digital depuis le 8 avril 2016 via le label Naïve.
M83 sera en concert en France le 24 juin à Paris (Festival Solidays), le 2 juillet à Marmande (Festival Garorock), le 3 juillet à Belfort (Eurockéennes) et de retour à Paris le 28 novembre 2016 (Zénith).
Site Officiel – Facebook Officiel