[mks_pullquote align= »left » width= »680″ size= »18″ bg_color= »#e5e0de » txt_color= »#000000″]
Un été dans le Maconnais
Je me souviens de cette odeur de poussière et de bois sec lorsque j’entrais dans la grange. Une odeur de paille, aussi, qui se mêlait à celle du trèfle chaud que nous venions d’arracher au bord du talus, pour nourrir les lapins. Nous nous approchions des cages, nous saisissions les tiges rigides des achillées avec nos doigts tachés de terre, nous les enfoncions entre les mailles du grillage, au creux de leurs museaux avides, que nous avions l’impression de perforer. Nous insistions, toujours plus cruelles, espérant voir surgir un mince filet de sang, sans aucun succès, les tiges disparaissaient à une vitesse constante, rapide, hâtive, et les lapins restaient impassibles.
Nous montions au grenier en escaladant l’échelle aux échelons instables, que la sécheresse déchaussait. Nous plongions et nagions entre les bottes de foin. Les graines et les brindilles se collaient sur notre peau moite et brunie par l’été. Nous glissions notre tête dans la petite ouverture, qui servait jadis à l’aération pour le séchage des pommes. Prudentes, discrètes, attentives à ce que le fermier, le grand-oncle de mon amie, occupé dans la cour à laver les bouteilles pour les futures vendanges, ne nous remarque pas ; nous n’avions pas le droit d’être là, le plancher vérolé menaçait de s’effondrer.
Une brume de chaleur flottait au-dessus des coteaux. Nous n’irions pas au bord de la mer cet été encore, nos parents ne prenaient pas de vacances, mais qu’importe. Nous ne nous ennuyions jamais. Nous regardions le chemin caillouteux courir au milieu des vignes, à flanc de coteaux. Nous attendions un peu de fraîcheur pour nous esquiver. Courir entre les pieds cagneux des ceps, là où l’orage de la veille avait creusé des fossés, et où il restait encore un peu d’eau boueuse pour y laisser traîner ses pieds, jouer à s’éclabousser, tacher nos robes de fine cotonnade.
Le vieil homme entendait nos rires, il levait les yeux, nous grondait parce qu’il le fallait bien, nous demandait de redescendre, très vite. Nous haussions les épaules, nous étions obéissantes, mais il nous fallait respecter un petit délai, à chaque fois, pour sauvegarder notre dignité enfantine.
Nous observions les deux roches qui clôturaient la vallée, juste en face de nous, et dont les silhouettes jumelles semblaient découpées dans le même tissu rapiécé de champs, aux couleurs jaunâtres, et de pâtures d’un vert éteint.
Sur la gauche, la plaine fluviale s’inclinait et s’élevait en pente douce, comme une rampe. Un sommet se dessinait, net et précis, couronné d’un éperon calcaire et soudain tranché, par une falaise abrupte, avec en arrière plan, l’écho du second relief, dont les formes étaient un peu moins précises. Les historiens ont imaginé longtemps que les hommes préhistoriques utilisaient ce relief particulier pour rassembler les chevaux, les concentrer en immenses troupeaux qu’ils chassaient jusqu’au promontoire dominant le hameau, où ils s’abîmaient. Des gisements de fossiles et d’os brisés ont été découverts au pied des éboulis.
Elles se nommaient Soluté pour la première, et Vergisson, qui restait tapis derrière elle, ou peut-être était-ce l’inverse, je ne savais jamais, je les confondais.
En bas, le grand-oncle avait préparé le goûter, de grandes tartines de pain frais, des carrés de chocolat noir, le sirop des cassis cueillis dans le jardin, mélangé à l’eau glacée du puits, et parce que nous savions réclamer, qu’il n’avait pas le cœur de nous décevoir, il finissait par ajouter quelques gouttes de vin rouge, qui se déformaient en filaments, sans se délayer, comme des algues laminaires. Nous buvions d’un trait, le liquide amère et râpeux, en rejetant brusquement notre tête en arrière.[/mks_pullquote]
[mks_separator style= »dashed » height= »6″]
Michèle Astrud est auteure de Nous entrerons dans la lumière publié en 2016 aux Editions Aux Forges de Vulcain.
Elle est aussi auteure de Le Jour de l’effondrement (Aux forges de Vulcain), Vue sur la mer, rouge (Diabase), J’ai rêvé que j’étais un garçon (Diabase), Monplaisir Sans-souci (Editions Entre-Pont), Souris grises (Prix Pierre Mocaër de l’association des écrivains bretons en 2005), L’Aquarium et Amitiés.
Merci à elle de nous avoir offert ce texte.
[mks_separator style= »dashed » height= »6″]
[mks_button size= »large » title= »Retrouvez ici l’intégralité de notre dossier d’été : Madeleines » style= »rounded » url= »http://chk1191.phpnet.org/category/madeleines/ » target= »_blank » bg_color= »#e5e0de » txt_color= »#000000″ nofollow= »0″]