Donner le nom d’une ville à un disque, c’est déjà lourd de sens. Le choisir comme patronyme pour un projet de reprises, ça l’est encore plus, en particulier lorsque ce nom évoque, à lui seul, l’un des courants musicaux les plus importants des dernières décennies. Bristol, donc. Berceau d’une scène qui fut rapidement qualifiée de « trip hop », parfois au grand désarroi de ses protagonistes, cette ville du sud-ouest de l’Angleterre allait, durant une poignée d’années à la mi-temps des nineties, être une véritable plaque tournante, pourvoyeuse de beats enfumés, source d’inspiration (et de fierté) localement bien sûr mais également bien au-delà des frontières du Royaume-Uni. Coincé dans une faille temporelle dans un pays déjà sujet à moult explosions de genres à l’époque (le baggy sound de Madchester n’est pas très loin, la Brit Pop explose, la techno made in UK ne s’est pas encore rebaptisée Big Beat en incorporant des éléments rock, mais ça n’allait pas tarder à venir), le « trip hop », donc, conjuguait une forte inspiration soul, des sonorités modern jazz et des beats hip hop anesthésiés, ralentis à dessein, comme pour accentuer la langueur des autres éléments de cette musique.
Selon la légende, ce serait James Lavelle (patron du label Mo’Wax et futur mentor du supergroupe UNKLE) qui aurait « inventé » le terme (qui apparaîtra en fait pour la première fois en 1994 sous la plume du journaliste Andy Pemberton dans le mensuel Mixmag), pour décrire ce qui n’en était encore qu’à ses balbutiements et tâtonnements : d’abord instrumental, le genre allait bientôt s’enrichir de vocaux sensuels, de cordes suaves et de nappes de synthés proches des sonorités « ambient » en vogue à l’époque. Les cartons commerciaux successifs de Neneh Cherry (déjà une star depuis 1989 grâce au tube planétaire Manchild, sorte de prototype groovy et chaloupé des fusions plus profondes à venir), Massive Attack, Portishead ou Tricky allaient bientôt, jusqu’en 1996 au moins, placer Bristol au centre de toutes les attentions, publiques, critiques et artistiques. L’influence de ces groupes et de leurs collaborateurs réguliers ira même jusqu’à s’imposer au top du mainstream, puisque Madonna et Björk, pour ne citer qu’elles, incorporeront plus ou moins directement des emprunts à ce courant dans leurs propres musiques, avec énorme succès à la clé dans les deux cas. L’avènement de sons plus durs, plus club, avec le succès d’autres anglais tels les Chemical Brothers, Prodigy ou Underworld, sonnera le glas de ce mouvement, auquel seules quelques têtes d’affiche survivront, soit en se réinventant complètement, soit en prenant de longues pauses salutaires avant de revenir en force quelques années plus tard. Mais la grande majorité d’entre eux, passé l’effet de mode, verra ses disques garnir les bacs de soldeurs dans la plus grande indifférence.
Qu’est-ce qui a donc pu passer par la tête du français Marc Collin, transfuge de la French Touch version 1.0 et producteur émérite, de vouloir ainsi rendre hommage, vingt ans après et sur un disque entier, à ce genre majoritairement oublié dont presque plus personne n’ose se revendiquer aujourd’hui, même de loin ? Certes, le bonhomme n’en est pas à son coup d’essai en la matière, puisqu’avec son frère d’armes, le guitariste Olivier Libaux, il a déjà connu un succès retentissant cette dernière décennie avec le projet Nouvelle Vague (plus d’un million d’albums vendus à travers le monde), reprenant des classiques plus ou moins évidents de la new wave des années 80 à la sauce bossa nova ou folk.
Mais contrairement à la période sus-citée, qui a bénéficié d’un revival suffisamment profond pour durer encore de nos jours (merci l’electroclash), les années 90 (celles correspondant à la vague trip hop en particulier) n’ont, elles, pas (encore ?) eu REELLEMENT le même bonheur. On redécouvre en effet avec plaisir certains disques des Stranglers, des Psychedelic Furs, des Sisters Of Mercy ou même de Grauzone, le premier groupe du suisse Stephan Eicher (pour n’en citer qu’une partie). En revanche, pour se (re)taper les tentatives de Lamb, Morcheeba ou Sneaker Pimps (sans même parler d’Archive, formation persévérante mais critiquement morte depuis au moins une décennie), il y a déjà beaucoup moins de volontaires, même parmi les fans de Lana Del Rey.
Toute l’idée du Bristol de Monsieur Collin est là : plus qu’une réhabilitation d’un genre ou d’artistes spécifiques, derrière le vernis de productions parfois datées ou clinquantes, c’est avant tout à des chansons qu’il souhaite payer un tribut. Quoi ? Des chansons ? Ainsi donc, un genre dont la marque de fabrique fut précisément l’invention sonore, alliant le spectre psychédélique du « trip » à la rigueur urbaine du « hop », aurait pu produire des titres que l’on pourrait qualifier de « standards » (c’est-à-dire « ré-interprétables », puisque le statut de « classiques » est acquis pour les versions originales) ? Impossible, pensez-vous (et moi aussi d’ailleurs, sur le papier).
Seulement voilà, non seulement Marc Collin les a dénichées, ces chansons (même si une poignée d’entre elles furent des tubes à l’époque, ça ne reste qu’une minorité), mais il a en outre eu l’idée risquée quoique très pertinente de les faire interpréter par des chanteurs et chanteuses dont la plupart étaient encore en couches au moment de leur création. Double challenge : tenter de se réapproprier un répertoire que beaucoup d’irréductibles nostalgiques vénèrent encore, tout en les passant au filtre de voix juvéniles, qui forcément pâtiront de la comparaison avec leurs modèles, dont certains qui plus est sont devenus des stars. Et comme si ça ne suffisait pas, à l’instar de la « méthode » Nouvelle Vague, les morceaux choisis ont carrément été réarrangés, comme pour prouver que l’écriture des anglais (ou autres) ainsi célébrés est intemporelle et peut même se passer allègrement des oripeaux sonores dont elle était parée à l’époque, et qui furent pourtant des éléments clés de leur triomphe.
Petit retour en arrière : au milieu des années 90, après la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’Union Soviétique et la « fin » (ahem) de la Guerre Froide, l’Europe est passée par la Guerre du Golfe aux côtés des Etats-Unis, ne s’est pas encore pris la claque du 11 septembre 2001 répercutée depuis outre-Atlantique, et même si la guerre fait rage en (future ex-)Yougoslavie et qu’un génocide a lieu au Rwanda, en cette ère pré-internet de masse, faute de proximité même virtuelle et donc d’empathie généralisée, l’évènement majeur qu’on sent venir et qui conditionnera la vie en Angleterre, c’est bien la fin, imminente, du règne des Tories en général, dans la foulée de celle de l’hégémonie de Margaret Thatcher en particulier quelques années auparavant. Il est difficile de comprendre cette époque et ses appendices culturels, la fierté liée à l’avènement de la Brit Pop par exemple, si l’on ne la replace pas dans son contexte : la perspective de l’accession de Tony Blair et des travaillistes au pouvoir (qui ne sera pourtant effective qu’en 1997), c’est presque l’espoir béat d’un nouveau monde qui s’élève (on ne rit pas, merci), c’est tout un peuple qui célèbre l’hédonisme en se reconnaissant tout de même dans un portrait aussi dur que le Trainspotting de Danny Boyle (La Haine version UK, pour faire court).
Du coup, par anticipation, la musique d’alors n’est plus si ouvertement politique que la grisaille post-punk et ses rejetons indie-rock qui avaient précédé (même si les albums Protection de Massive Attack ou Maxinquaye de Tricky portent en eux une colère sourde sur certaines pistes), et prend le temps de se regarder le nombril, de savourer une relative sérénité, d’avoir des préoccupations plus « romantiques », même si les ombres du chômage ou de la guerre planent encore au-dessus des têtes et dans tous les esprits. En clair, retour aux problématiques individuelles, voire intimes, puisque sur le plan collectif, et pour la première fois depuis de nombreuses années, tout semble aller dans le « bon » sens. Enfin… presque.
Retour à Bristol (le disque, pas la ville) : le parti pris de Marc Collin bien intégré, l’appréciation des originaux ne devient finalement qu’une option. Retrouver la sensualité et la relative insouciance de ces chansons est une nécessité urgente, pas par nostalgie mais par quête d’un nouvel Eden, censé apaiser les plaies d’un XXIème siècle bien mal parti.
Certes, on pourra argumenter que la voix de Clara Luciani n’a ni le grain ni la puissance de celle de Shara Nelson, et pourtant, la reprise du Safe From Harm de Massive Attack, privée du sample originel de Billy Cobham sur lequel celui-ci se reposait quasi-intégralement, et lardée de guitares lynchesques, devient une complainte hypnotique intime et troublante (le subtil changement de paroles, de « you can free MY world » à « you can free THE world » n’étant peut-être pas innocent, la globalisation des réseaux sociaux étant passée par là).
Certes, on pourra trouver que Cecile de Laurentis n’a pas la fougue de Neneh Cherry, toujours est-il que Woman succombe à ses sortilèges vocaux pour devenir ici un rocksteady syncopé et brûlant, prompt à provoquer de plus amples déhanchements que sa sublime version originale.
A fortiori, on pourra aussi dire que Jim Bauer (ciel, un garçon !) ne distille EVIDEMMENT pas le même spleen contagieux que la diva Beth Gibbons, mais entre ses mains (et celles des autres membres du projet, en embuscade), le Roads de Portishead atteint une dimension impensable : d’abord torch song sidérante, il se métamorphose soudain en slow sixties vénéneux, où les Shadows rêveraient de nuits de satin noir ou les Procol Harum d’une nuance plus sombre de pâle.
Dans tous ces premiers exemples, on est bien loin de l’esprit décalcomanie scolaire de Star Academy ou du projet Scala des Kolacni Brothers : les interprétations sont fêlées, imparfaites mais incroyablement émouvantes et personnelles. Et pourtant, là aussi, chacun des intervenants ne peut quasiment que fantasmer, âge oblige, une partie seulement des sentiments suscités par les originaux ici épurés. Fort possible que ces textes évoquant la peur de l’avenir, la condition féminine ou la solitude urbaine trouvent un écho encore plus fort qu’à l’époque en nos temps troublés et c’est tout à l’honneur de ce projet que de mettre cette évidence roublarde en lumière.
Mais Collin ne s’arrête pas à ces sélections, relativement « uptempo », de compositions devenues au minimum cultes entre-temps : plus le disque avance, plus les rythmes se posent voire disparaissent, la mélancolie d’une époque révolue se fait jour, et le spleen retrouve sa force implacable. Le panel sort de Bristol pour s’élargir à des artistes de toutes origines, tous fortement influencés par le trip hop. Les choix se font plus obscurs, revisitant des titres de l’irlandais Perry Blake, dont le Widows By The Radio se mue en comptine déchirante par Clara Luciani et Martin Rahin, du suédois Jay Jay Johanson, dont le déjà splendide It Hurts Me So est magnifié par un tandem piano-voix renversant, ou de l’islandaise Björk, qui voit son All Is Full Of Love se prendre une claque minimale pour un effet maximal par l’interprétation toute en retenue de la libanaise Yasmine Hamdan (récemment nominée aux Oscars pour sa chanson originale incluse dans le Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch), « vieille » complice de Collin et casting impeccable pour un final en apesanteur, quasi-velvetien.
Mentionnons également No Justice, hymne révolté et amer des vétérans Smith & Mighty, à l’origine concurrents directs de la Wild Bunch des futurs Massive Attack, qui se voit relifté façon reggae sensuel ET rêche (à la Specials) par la grâce de la voix magnétique de Dawn, qui transforme ailleurs le lascif Overcome de Tricky en rumba possédée, toute droite sortie des enfers : le couplet acerbe « Walking through the suburbs though not exactly lovers / You’re a couple, ‘specially when your body’s doubled / Duplicate, then you wait for the next Kuwait » résonne encore, en 2015, avec une cruelle acuité.
Avec Bristol (le projet, pas le disque… ou pas seulement, vous suivez ?), Marc Collin nous entraîne dans une exploration multiple : celle de nos souvenirs (était-ce vraiment mieux avant ?), celle de nos limites (le changement, on aime vraiment ou pas ?) et celle d’une île engloutie dans l’Histoire de la musique, où quelques mabouls britanniques, Frankenstein des temps modernes, se sont débrouillés pour créer un hybride sensuel, brûlant et troublant, dont les graines, débarrassées de leurs engrais fondateurs, ont produit des fruits inattendus. Ce serait idiot de passer à côté, par simple conservatisme ou purisme.
Ici, le temps n’est pas une droite, c’est une boucle, un vortex, un larsen en spirale dans lequel il peut être bon voire extatique de se lover. Comme le chante Clara Luciani sur le Safe From Harm d’ouverture, s’autorisant au passage un aparté en français : « Je regardais en arrière si tu me regardais / Te regarder en… arrière ».
Beau disque et belle mise en abyme, cet album nous rappelle que c’est en invoquant l’intime et l’air de LEUR temps que certains de ces pionniers ont touché à l’universel et décroché un morceau d’éternité : grâce à eux, et, par extension, à Marc Collin et son gang de délinquants, Bristol, Bristol ou Bristol, ce n’est plus le nom de rien, ni d’une ville, ni d’un son, ni d’un concept, c’est un état d’esprit (un « état dans l’état d’esprit », même) sans frontières, épicurien et… addictif en diable.
Ce qui est la moindre des choses lorsque l’on promet un trip.
Bristol (le disque) est sorti le 23 mars 2015 en CD et digital via Kwaidan Records, disponible chez tous vos disquaires préférés.
Bristol (le groupe) sera en showcase (à Paris) le jeudi 16 avril 2015 au Silencio et en concert (toujours à Paris) le mercredi 29 avril 2015 au Café de la Danse dans le cadre du Festival Clap Your Hands.
L’album est en écoute sur Deezer.