[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]our la nouvelle année, les éditions Métailié nous font un sacré cadeau avec ce deuxième roman d’un auteur sud-africain, Mark Winkler.
Nathan Lucius, 31 ans, vit dans un studio minable dans un quartier du Cap proche de la piste de running, à Pansyshell Park. Ça tombe bien, il court tous les matins. La journée, il vend des espaces publicitaires pour un journal en crise – comme tous les journaux. Après le travail, il retrouve ses collègues (Sonia, sa « boss », et les autres) au bar d’Eric. Parfois, il passe voir la vieille Madge, une brocanteuse fantasque avec laquelle il entretient une belle relation d’amitié. Et puis, il y a la voisine, Mme Du Toit, quadragénaire dont on ne voit jamais le mari. Le soir, la nuit, Nathan l’entend, dans son lit, qui se donne de la joie… De là à y mettre du sien, il n’y a qu’un pas, vite franchi par Nathan, toujours prêt à rendre service. Bref, une petite vie un peu morne, rien à signaler.
Sauf que Nathan, qui nous parle à la première personne, a de drôles de pensées. Sonia a un petit ami journaliste, qui se la joue un peu baroudeur, trompe-la-mort. Et ça agace Nathan au point qu’en l’écoutant, ça lui « donne envie de lui coudre la bouche avec une aiguille courbe et du boyau de chat ». On le voit, dès la page 20, ça se corse. Nathan est bizarre, c’est ça, bizarre… Et ça ne l’empêche pas de faire son boulot tout à fait correctement, vu qu’il n’est « jamais aussi heureux que quand chaque jour ressemble exactement à la veille. »
Après tout, que savons-nous des pensées secrètes de celle ou de celui qui travaille là, en face de nous, à quelques mètres ? Qui nous dit que notre collègue ne nourrit pas des pensées saugrenues, perverses, sadiques ?
Et nous-même, où en sommes-nous ?
Après tout, ne sommes-nous pas tous bizarres ? Et ces pensées que nourrit Nathan, et qu’il exprime tout au long du roman, n’en n’avons-nous pas de semblables sans jamais nous les avouer ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]J[/mks_dropcap]usqu’à la page 128, dans la partie intitulée APRÈS, Nathan nous raconte sa vie. Et hormis un événement hors du commun (son amie Madge souffre du cancer, et lui demande de la tuer…), et le fait que Nathan se fasse licencier par Sonia, le reste (les douches de Nathan, trop rares, ses parties de jambes en l’air avec la dépressive Mme Du Toit, ses soirées chez Eric, son goût pour la bière), rien à signaler, en-dehors de ses drôles de réactions. Nathan bande en des circonstances qui en feraient vomir plus d’un, par exemple. Nathan se fait des câlins à lui-même, en accrochant ses mains à ses propres épaules. Nathan essaie de ranimer une pauvre fille qui vient de faire une attaque dans un bar, mais rate son coup, bien sûr. Donc, jusqu’à la page 128, on vit au jour le jour aux côtés d’un drôle de type, certes inquiétant, mais tellement engoncé dans son train-train quotidien qu’on a du mal à en avoir vraiment peur. Jusqu’à un certain point.
Page 129, on change de partie. La partie suivante s’appelle AVANT. Lucius est interné dans un hôpital psychiatrique, où il partage ses journées entre les parties d’échecs avec les autres malades, et les interrogatoires nourris du Docteur Aphrodite Petrakis. Lucius a décidé de ne pas lui répondre… Comment Lucius est-il arrivé là ? Il n’en sait rien, nous non plus, même si, au fur et à mesure que se déroule le récit, on s’en veut de ne pas avoir compris avant ce qui était en train de se tramer, là, sous nos yeux… Winkler, après avoir réussi le tour de force de nous intéresser à un récit presque banal, continue à nous étonner en donnant la parole à ce qu’on est convenu d’appeler un dément. Et là, on s’aperçoit qu’entre le récit de ce dément et celui du drôle de type de la première partie, la marge est étroite…
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]F[/mks_dropcap]olie, raison, souffrance ? Où sommes-nous ? Qui sommes-nous pour juger ? Et ce médecin, là, Aphrodite, qui ne pose jamais les bonnes questions, si on en croit Lucius ? Loin des « thrillers psychologiques » auxquels nous ont habitués les spécialistes des serial killers, Je m’appelle Nathan Lucius se garde bien de nous asséner des interprétations psychologisantes et souvent affligeantes. Winkler, s’il nous donne une explication, réussit à éviter les simplifications manichéennes, et conserve tout au long du livre une distance à la fois intelligente et empathique, qui sert à la fois un indéniable suspense et un véritable questionnement sur la maladie mentale, ses traitements et sur l’euthanasie.
Un remarquable travail sur la forme : le découpage en chapitres courts, dont le titre reprend à chaque fois les premiers mots du premier paragraphe, l’alternance, dans la deuxième partie, entre la narration au présent de la vie à l’hôpital, et le récit au passé, savamment dosé, des souvenirs de Lucius ; le style, sec, descriptif, ponctué de saillies délirantes, qui nous maintient en éveil de la première à la dernière ligne. Vous n’avez donc plus qu’une chose à faire : filer chez votre libraire.
Mark WINKLER a grandi dans la province du Mpumalanga, à l’est de Johannesburg. Il travaille actuellement comme directeur artistique dans une agence de publicité, au Cap, où il vit avec sa femme et ses deux filles. Je m’appelle Nathan Lucius (Wasted en anglais) est son deuxième roman.
Mark Winkler, Je m’appelle Nathan Lucius, traduit de l’anglais (Afrique du sud) par Céline Schwaller, éditions Métailié (en librairie le 26 janvier 2017).
Le site de l’éditeur | La page Facebook de l’auteur