En 2021 paraissait en France, aux éditions Gallimard, le premier roman de Mikhaïl Chevelev, Une suite d’événements, dans la traduction de Christine Zeytounian-Beloüs.
Journaliste, opposant au régime de Vladimir Poutine, Chevelev s’essayait avec succès au récit de fiction : une fiction extrêmement documentée néanmoins, où la patte du journaliste n’est jamais loin.
Il nous revient aujourd’hui avec Le numéro un, texte tout aussi haletant qui permet à son auteur de décortiquer les mécanismes à l’œuvre dans la Russie post-soviétique. Il serait d’ailleurs intéressant, pour celles et ceux qui ne l’avaient pas lu, d’en profiter pour découvrir son premier roman à la lumière de la guerre totale commencée par la Russie en Ukraine en février 2022.
“Ce qu’il me faut, Volodia, c’est au fond une simple formalité, un papier pour valider mon stage, sinon je serai bien embêté. Écrivez juste qu’on a eu un entretien, que vous avez pris conscience de votre erreur, que vous ne recommencerez pas et que si vous apprenez quelque chose, vous viendrez nous faire un rapport, en bon citoyen soviétique et membre des jeunesses communistes que vous êtes. Rien de plus, et on repart chacun de son côté.”Mikhaïl Chevelev
Si dans Une suite d’événements Pavel parvient à louvoyer et évite de signer le papier menaçant de le lier à jamais au KGB en tant que collaborateur, dans Le numéro un, Vladimir n’ose pas se défiler suite à sa rencontre avec le jeune et fringuant Nicolaï Nicolaevitch. Il a trop peur.
Ceci étant dit, ce n’est pas la proposition en elle-même qui est importante pour l’intrigue du roman, non, elle n’est qu’une composante banale de la vie du citoyen lambda en URSS.
Ce qui compte vraiment est la possibilité de résurrection nuisible de ce papier après la chute de l’URSS, après la disparition du KGB.
Comme dans Une suite d’événements, le fil rouge du roman est représenté par une analyse à l’os et sans fioritures de la perméabilité entre le monde soviétique et celui post-soviétique, les tumeurs de la corruption omniprésente et la transition réussie vers le capitalisme des vieux loubards soviétiques.
Si Une suite d’événements faisait un arrêt sur image sur les guerres provoquées par la Russie en Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, sur les conséquences désastreuses de ces conflits – et en profitait par la même occasion pour décrypter l’effondrement programmé et achevé de la presse indépendante (et Mikhaïl Chevelev sait de quoi il parle, étant lui même journaliste), Le numéro un a pour sujet la naissance de la pègre politico-financière sur les ruines de l’ancienne Union Soviétique.
Le journaliste est aisément reconnaissable sous la plume du romancier : le style est brut, direct, les phrases rapides, l’humour cinglant. Les chapitres sont courts, les temporalités s’alternent, ainsi que les narrateurs (tout comme dans le premier roman).
Vladimir, traducteur et interprète, vit avec Ioulia à Moscou. La crise économique qui suit l’effervescence de la libération au milieu des années ‘90 le prive de travail dans son domaine et il se fait embaucher par un ami de longue date dans une jeune maison de commerce florissante. Ses compétences en anglais y seront très appréciées.
Ce qu’il y voit, ce qu’il y découvre, Vladimir apprend à l’ignorer. Avec Ioulia ils sont désormais parents, aussi lorsque la proposition leur est faite de s’installer à New York pour diriger une nouvelle filiale de ladite entreprise, la décision est rapide :
“Ioulia répond immédiatement: partons. Il n’y a pas à réfléchir, c’est une chance. Pour nous et surtout pour le petit. Je ne veux pas qu’il grandisse ici, dans ce dépotoir, parmi les voleurs et les bandits. Je veux que lui au moins devienne quelqu’un de bien: partons, Volodia, je t’en conjure. ”Mikhaïl Chevelev
Mais assez rapidement la décision est prise par les donneurs d’ordres de faire rapatrier Vladimir tout seul à Moscou et sans qu’il puisse garder contact avec sa famille.
Le deuxième narrateur est David, le fils “américain” que des recherches pour ses études amènent à Moscou en 2018 et qui manque de compromettre involontairement la sécurité du marché passé à l’époque de sa petite enfance.
Donner la parole à David permet à Chevelev de mettre en exergue la naïveté occidentale lorsqu’il s’agit du monde russe. Assez incrédule voir méfiant au départ, David finit par comprendre la dangerosité de la situation grâce à la présence de sa copine, Macha, consciente, elle, de la réalité russe.
“ – Macha, tu penses toujours qu’il dit la vérité?
– Pour l’instant, il n’a rien dit qui permette de mettre ses paroles en doute. Pourquoi crois-tu qu’il ment?
– Ben voyons! Quelqu’un l’oblige à agir contre sa volonté, il se trouve dans une situation critique. Mais il n’appelle pas la police, ne porte pas plainte devant un tribunal, ne va pas voir un avocat. Il disparaît pendant des années, et soudain il filme cette vidéo et l’envoie à des gens qu’il n’a jamais vus.
– Il m’a vue. Et toi aussi. Même si c’était il y a dix-huit ans.
– Et s’il avait tout inventé?
– Seul un fou dépenserait autant d’argent pour une histoire imaginaire. Et pour ce qui est de la police, des tribunaux et des avocats, il a eu raison de s’abstenir. En Russie, quand on a des problèmes, on ne s’adresse pas à la police ni au tribunal.
– Et pourquoi ça?
– Pour éviter que les problèmes n’empirent. Ce serait trop long de t’expliquer. ” Mikhaïl Chevelev
Chevelev avait déjà utilisé ce procédé dans Une suite d’événements lorsqu’il fait rencontrer à son narrateur, Pavel, un couple d’étudiants californiens un peu “hors sol”, rencontre qui avait d’ailleurs failli lui coûter cher :
“ Ils viennent de Californie et ce qu’ils font à Moscou est non seulement bizarre du point de vue d’un citoyen soviétique lambda, mais carrément idiot. Ils luttent pour la paix dans le monde. Dans leur Californie natale, ils font la tournée des entreprises de pointe – la Silicon Valley commence justement à se développer -, réclament des bourses et des aides qu’ils obtiennent et cet argent leur sert à éclairer les méninges de leurs concitoyens pour qu’ils arrêtent de croire que l’URSS, c’est l’empire du mal et rien d’autre. ”Mikhaïl Chevelev
Chevelev excelle dans le succinct, dans le droit au but: les faits, rien que les faits, pas d’apitoiement, pas de métaphores, pas d’excuses, pour personne.
Si le pouvoir est entre les mêmes mains aujourd’hui en Russie, le peuple russe y est pour quelque chose. L’Occident aussi, à force de prendre ses désirs pour des réalités.
Dans un entretien réalisé par le site lelitteraire.com en avril dernier, un mois donc après le début de la guerre totale lancée par la Russie en Ukraine le 24 février 2022, Mikhaïl Chevelev dit :
« Je suis conscient que tous ceux qui vivent en Russie (ou qui y vivaient jusqu’à ces derniers temps) sont responsables de ce qui se passe. Et je n’ai pas l’intention de charger qui que ce soit d’autre d’une part de cette responsabilité. Mais aucun régime ne se développe en restant totalement isolé du monde alentour. C’est pourquoi, plutôt qu’un message, je voudrais adresser une demande, une question aux écrivains, aux journalistes et aux lecteurs français. S’il vous plaît, demandez sur un ton assez sévère à M. Sarkozy ce qu’il lisait dans les yeux de Poutine et de Lavrov à l’époque où il les fixait si attentivement. »
Dans Une suite d’événements, le journaliste s’emportait déjà :
» Et puis un jour, les plaisanteries ont pris fin. Et tout est devenu sérieux. Quand est-ce arrivé? Quand on a commencé à tuer des gens à Kiev? Ou quand on a pris la Crimée? Ou le Donbass? Ou plus tôt? Quand on a enfermé Khodorkovski? Quand on a enterré la chaîne NTV? Ou même avant? Quand donc? La deuxième guerre de Tchétchénie? La première? Les élections de 1996? Mais bon, à ce rythme-là, on risque de remonter jusqu’à la révolution de 1917… » Mikhaïl Chevelev
Il faut absolument lire Mikhaïl Chevelev, aujourd’hui encore plus qu’hier : pour son talent, pour son courage, pour la somme d’informations qu’il met à disposition des lecteurs, en rendant intelligibles les décennies post-soviétiques. Pour son humour noir et pour sa capacité d’assumer sa part de responsabilité. Dans la postface du roman Une suite d’événements, la parole est prise par Ludmila Oulitskaïa :
« Ce livre s’adresse à nous tous. Regardez dans votre coeur : n’avez-vous pas aussi votre part de responsabilité dans la brutalité et la colère qui nous entourent aujourd’hui ? »
PS : Dans les deux romans de Chevelev vous allez pouvoir entrapercevoir le président actuel de la Fédération Russe.
Le numéro un de Mikhaïl Chevelev
traduit par Christine Zeytounian-Beloüs
Gallimard, janvier 2023
Image bandeau : Photo de Arnav Singhal sur Unsplash