J’ai lu un livre, je l’ai aimé. Mais quand j’ai dit ça je n’ai rien dit.
Ou alors, il faut tout dire.
Niveau 1
Vous rappelez-vous de la rentrée littéraire 2017 ? Oui, celle de l’an dernier. Ce n’est rien un an, ça passe vite. Comme ça, spontanément, citez-moi un livre qui vous a marqué et dont vous vous êtes dit que vous ne l’oublierez jamais ? Pas facile, hein ? J’ai la chance d’avoir lu ce livre.
J’avais initialement prévu – nous étions alors entre août et septembre 2017 – d’écrire un article sur l’ « autofiction », avec des guillemets, dans la rentrée littéraire, en m’appuyant notamment sur deux livres, celui d’Éric Reinhardt, La Chambre des époux, et celui de Grégoire Bouillier, Le Dossier M – Livre 1. J’avais lu le premier parce que j’ai une sympathie et une curiosité pour son auteur, ou en tout cas pour le personnage qu’il incarne, ce mélange de Droopy et de bellâtre, oscillant en permanence entre l’auteur qui monte et que tout le monde regarde et le poète incompris. Comme je n’avais lu que L’Amour et les Forêts, son précédent, je ne faisais pas partie de son lectorat fidèle et déçu qui pensait que depuis Cendrillon il était en chute libre. Je vous raconterai par la suite pourquoi j’ai lu Le Dossier M. Parmi mes lectures d’été, ce n’étaient pas les seuls livres à s’inscrire dans ce qu’on appelle la « littérature de l’intime ». Il y avait aussi Pourquoi je n’ai pas écrit de film sur Sitting Bull, de Claire Barré, Made in China, de Jean-Philippe Toussaint, Climats de France, de Marie Richeux, Limoges de Pascal Herlem. Entre autres, et pour ne citer que ceux qui m’ont plu. Mais je sentais une proximité entre le livre d’Éric Reinhardt et celui de Grégoire Bouillier que je ne voyais pas particulièrement dans les autres, j’avais envie de creuser, de confronter ces deux livres.
Tout était bien calé dans ma tête, j’avais une trame, un argumentaire, certains développements brillants, des rapprochements évidents entre les deux œuvres (réflexions sur la forme même du livre, de ce que la littérature peut dire de la réalité, des différences entre l’homme, l’écrivain, et l’abîme qu’il peut y avoir entre le premier qui n’est qu’un quidam et le second qui est une représentation sociale), des dissonances aussi (lorsque l’un a l’air de nous montrer une notice de montage Ikea, le second nous montre le meuble), et une réflexion plus générale sur l’écriture de soi, ce qu’elle nous dit du monde, des auteurs, des lecteurs. Bref, j’étais super fier de la teneur que prenait cet article, je me disais qu’il serait certainement ma production la plus élaborée depuis que j’écris pour Addict-Culture, un article de fond, personnel, documenté, instructif. Du bon ouvrage.
J’aurais parlé de la sur-médiatisation du couple star de la rentrée, Eva Ionesco et Simon Liberati, et des ventes catastrophiques de leurs livres à l’exact opposé de leur couverture médiatique. Un petit historique du mot « autofiction » aurait été de mise, avec des exemples, de Serge Doubrovsky à Yann Moix – chacun ayant écrit un « monstre » littéraire, l’un l’ayant appelé Le Monstre, l’autre Naissance – en passant bien sûr par Christine Angot, qui n’a jamais réussi à me convaincre, tout en rendant hommage à Annie Ernaux, Patrick Modiano, Jean-Philippe Toussaint, et tant d’auteurs que j’admire qui proposent une littérature du soi qui leur appartient, ce qui tombe plutôt bien car c’est bien le moins qu’on puisse demander à une œuvre qui parte de soi d’être un minimum authentique et personnelle.
Parmi les points communs entre les livres qui m’intéressaient, je soulignais la prédominance du ridicule comme distanciation au monde, du rire de soi comme politesse vis-à-vis du lecteur, un aspect marquant aussi bien dans le livre d’Éric Reinhardt que dans celui de Grégoire Bouillier, chacun à sa manière se mettant devant le lecteur dans des positions inconfortables où l’autocritique prenait la place d’une quelconque gloriole attendue. Comme ces deux scènes absolument frappantes tant elles se ressemblent où les auteurs racontent qu’ils sont invités à une table ronde pour parler de leur travail et chacun d’eux se décrit dans un état second et débitant des âneries sans en avoir conscience, et c’est trop beau pour être vrai, je vais vous faire lire des extraits. (Si ces extraits ne vous intéressent pas, je vous donne rendez-vous un peu plus bas.)
J’étais dans un piteux état. […] L’image d’après me montre assis derrière une table en compagnie des autres écrivains. […] Si le public avait été visible, la possibilité de me connecter à lui par le regard m’aurait relié à l’humanité. […] Face à ce public dissimulé dans l’obscurité […] prêt à bondir sur moi et à me dépecer, comme si j’avais été propulsé dans une situation inventée de toutes pièces […]. Dans l’état de déliquescence où je me trouvais […], me trouver à cette table de conférence devant la présence invisible de cette audience considérable et silencieuse était la chose la plus bizarre, dangereuse, inconcevable et décalée qui soit […] j’entends soudain qu’on prononce mon nom et je crois comprendre au visage du médiateur orienté vers le mien qu’il m’invite à sourire à la salle, comme l’ont fait avant moi les autres participants une fois leur pedigree décliné. […] Le médiateur avait proposé à l’écrivain écossais de lire son texte en premier […] mon Dieu, décidément quel cauchemar cette soirée, en fait je ne suis pas en train de la vivre, elle n’existe pas, je la rêve… je suis mort… […] J’ai néanmoins sorti en catimini de la poche droite de ma veste une plaquette de Xanax et j’en ai avalé un grain… puis immédiatement un deuxième, je me sentais de plus en plus mal […] calme-toi Éric, arrête de détester comme ça tes congénères, ça va finir par se voir, c’est insupportable, c’est pour ça qu’on t’attaque tout le temps… que tu es seul… que les autres écrivains t’évitent… […] j’oriente enfin mon visage vers celui du médiateur qui, oui, c’est bien ça, c’est bien ce qu’il m’avait semblé, me répète que c’est à moi de lire mon texte… ah, pardon, excusez-moi, oui oui, j’y vais, je lis, dis-je au médiateur en bégayant (celui-ci me dévisage avec ce qui me semble être une drôle de tête, une expression d’effarement), alors je prends mon texte et commence à le lire. […] À plusieurs moments de la lecture de mon texte, je dois marquer une pause pour inspirer profondément. Je crois que je vais m’évanouir. En fait je n’ai pas la force. Je suis dans un état d’extrême faiblesse. […] Je redresse la tête […] mais je ne vois rien d’autre qu’une masse sombre impassible derrière une aveuglante lumière, et je n’entends aucun bruissement de sourire, rien, un silence de caveau, en fait ils sont partis, ou bien ils sont tous morts […] C’est quoi ce silence de mort ? Je viens pourtant de faire une sorte de blague non ? […] Ils sont bien tous les mêmes décidément les écrivains, et quel que soit leur pays d’origine, incapables de cheminer en solitaires dans leur cerveau ne serait-ce que quatre uniques minutes pour en ramener une pensée bien à eux, amniotiquement certifiée authentique, arrachée à la douleur ou aux extases ou aux incertitudes de leur propre existence […] Il faut toujours qu’à peine lancés, tel un livreur de pizza sur son scooter, ils vous livrent la Joyce quatre fromages, ou la Flaubert artichauts champignons en quatre minutes chrono [….] pardon, c’est effroyable, j’ai envie de m’enfuir, c’est un guet-apens, je suis en train de jouer au poker à une table de braqueurs de banque […] je vois que mon voisin est venu ici pour une tout autre raison, subjuguer le public lyonnais par son érudition joycienne qui n’a rien à voir avec la question de départ […] (le public applaudit abondamment, il n’est pas venu pour rien, il repart plus cultivé, qu’est-ce qu’il est brillant le gars ! ) […] Je ne me rappelle plus grand-chose de ce que j’ai dit mais j’ai parlé, forcément j’ai parlé – je me souviens seulement de la difficulté éprouvée à trouver mes mots […] Le public a applaudi (si si) et là je crois que j’ai recommencé à pleurer en recevant ce coup de poignard mais peut-être pas, je ne sais plus, je n’ai plus aucun souvenir de ce qui s’est passé ensuite.
Éric Reinhardt, La chambre des époux, Gallimard
Vint le moment de la table ronde. Je dois dire qu’elle était à ce moment-là le cadet de mes soucis. J’avais la tête bien trop ailleurs. Je me sentais bien trop hanté. Traqué. L’ambiance, autour de moi, m’apparaissait chargée de mystères, de trolls, de nuages noctulescents à traverser les yeux fermés, de sensations occultes vaporisées dans tous les sens. […] Sans compté que j’étais bourré, plus ou moins, à force d’écluser des bières sans rien avoir mangé […]. posant mes mains à plat sur la table et en regardant la cinquantaine de personnes qui, tassées sur des chaises, attendaient maintenant que le spectacle commence et me regardaient comme si elles aussi cherchaient à deviner quelque chose à travers moi. Sans oublier les trois autres intervenants. […] Je n’avais pas du tout envie de parler littérature. Je n’avais rien à dire. Sans compter que s’il me valait d’avoir été invité à ce festival, mon dernier livre n’était plus du tout d’actualité en ce qui me concernait. […] j’éprouvais plus violemment que jamais le sentiment de ma propre imposture. Que dire ? Pourquoi ? D’où parler ? À qui ? Sachant que je n’étais pas venu à ce festival pour faire le mariole sur une estrade. Sachant que je suis toujours mal à l’aise dans ce genre de situation. C’est chaque fois une épreuve. Je me fais chaque fois violence. […] Mes mains tremblent, je suis pris de palpitations, mon ventre se disloque, c’est physiquement atroce. […] Certains adorent ça et son très doués ; ce n’est pas mon cas. Il me manque certaines qualités très spéciales. Je sens la coercition. Je vois qu’on veut que je devienne un personnage – et ce n’est jamais n’importe quel personnage. On veut que je me falsifie et, à mon niveau d’intégrité personnelle, c’est catastrophique. Je me fais l’effet d’un traître. […] Après m’être installé avec les autres sur l’estrade, la gorge déjà sèche et l’angoisse commençant à m’étreindre, la tension nerveuse commençant à dégénérer en affreuses palpitations, le laissai le modérateur introduire le débat et son thème : l’obsession de l’intime. Tandis qu’il présentait à tour de rôle chacun des intervenants, je regardais mes mains comme si elles étaient des moufles. Coup de chance, il donna la parole à l’auteur qui se trouvait sur ma droite. À lui d’ouvrir le bal. Bon courage, camarade. […] Lorsque vint mon tour de prendre le micro, je respirai un grand coup et, la voix étranglée, oppressée, saisie de culpabilité comme chaque fois que je dois prendre la parole en public […] et ma voix, soudain amplifiée par le micro […] me donna encore plus le sentiment de foncer droit dans le mur. […] Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je ne le sais toujours pas. Après avoir passé le micro à mon voisin de droite, je me ratatinai sur ma chaise comme si j’espérais ne faire plus qu’un avec elle. J’étais blême. Rouge. Bleu. Tout tremblant. Épuisé comme si j’avais couru un marathon. Je me sentais mortifié. Désespéré. Quel fiasco ! […] Dans la salle, il régnait un silence incrédule dans le pire sens. Je voyais flou devant moi. […] Je savais que j’avais dépassé les bornes. Que je m’étais ridiculisé. Qu’est-ce qui m’avait pris ? Qu’avais-je cherché à démontrer ? Voulais-je me suicider en direct ? […] Le modérateur (qui, à présent, évitait férocement de me regarder) s’était dépêché de donner la parole au collègue qui se trouvait sur ma droite et, après ma splendide intervention, le professionnalisme de celui-ci sembla faire du bien à tout le monde. […]
Grégoire Bouillier, Le Dossier M Livre 2, Flammarion
(À lire aussi : Dossier M – Pièce N°37)
Alors ? Dingue, non ? Je triche un peu, car le passage du Dossier M cité apparaît dans le Livre 2 qui, à l’époque où je voulais parler des livres de Bouillier et Reinhardt, n’était pas paru, mais vous n’y voyez que du feu car je peux faire ce que je veux avec la temporalité de mon récit, je suis le maître du temps.
J’y avançais également des réflexions sur la forme même de leurs écrits, admiratif que j’ai été par la construction du livre d’Éric Reinhardt où ses détracteurs voyaient dans sa mise en abyme la faiblesse d’un auteur qui n’a rien à raconter, je voyais au contraire la prouesse d’un écrivain qui montre comment une fiction peut se construire à partir de la réalité, et surtout s’en éloigner. Une façon de répondre aussi aux accusations qui avaient suivi la parution de son livre précédent, pour que les lecteurs fassent bien la distinction entre le récit de la réalité et la fiction qui s’en inspire.
Grégoire Bouillier, lui, proposait autre chose, un mouvement presque inverse, en nous montrant que c’était la fiction elle-même qui alimentait la réalité qui telle une ogresse se nourrit de tout et surpasse de loin la fiction. Deux œuvres à regarder en miroir à plus d’un titre, le plus flagrant étant la notion de décennie qui hante chacun des livres : dans La Chambre des époux, Éric Reinhardt nous raconte qu’après la guérison du cancer de sa femme, il fallut attendre dix ans pour être certain de la rémission, dix ans de peur de la rechute, du retour de cellules cancéreuses. Pour Grégoire Bouillier, ces dix années sont celles de la condamnation qu’une voix intérieure lui souffle à la fin du livre 1, qui lui font écho au cancer de son propre père. Dans les deux cas, dix années d’incertitude et de menace suspendues au-dessus de la tête des deux auteurs – ou leur double de papier.
Enfin, j’aurais eu un regard critique sur la critique qui était réservée à ces deux livres, La Chambre des époux ayant eu une presse complètement divisée, tout comme les quelques personnes de mon entourage qui avaient lu le livre, il y avait les « pour » et les « contre », avec beaucoup plus de ces derniers. J’avais des arguments solides pour les faire changer de camp. Ensuite, les articles concernant Le Dossier M qui cherchaient à peopoliser un livre qui n’était en rien people, et qui soulignaient clairement que ces journalistes n’avaient pas lu le livre, ou mal lu, ou de travers.
Grazia ayant choisi tout comme moi de rapprocher les deux livres, dans une approche différente.
La Dispute du 31 août 2017, à partir de 40:05 pour le livre d’Éric Reinhardt
Tout était au poil, je tenais un bon article.
Et puis j’ai lu L’Avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic (qui mérite bien cette parenthèse car elle a signé l’une des plus belles phrases que j’ai jamais lue : « Allongés sur le lit ils se tiennent peut-être déjà la main, ou peut-être simplement que leurs jambes se frôlent, par l’un de ces hasards simulés si délicieux qui ne sont pas encore une caresse mais déjà du courage. »). Il pourrait n’y avoir aucun rapport, et pourtant : ce roman débute par un suicide, tout comme Le Dossier M. La puissance du livre de Jakuta Alikavazovic, alliée à la tornade Bouillier, m’en ont fait oublier le Reinhardt ! Pourquoi, me demandais-je alors, les deux livres que je préfère en cette rentrée démarrent-ils sur un suicide ? Ou, pour être plus clair, suis-je attiré par la littérature qui traite du suicide ?
J’ai alors repensé au suicide de Lisa au début de l’année 2015.
Niveau 2
Lisa s’est jetée dans la Seine du pont de Levallois quelques mois après que je lui ai écrit un mail auquel elle n’a jamais répondu et je ne saurai jamais si elle l’a lu ou non. Je lui écrivais que j’avais rêvé qu’on mangeait une tarte aux poireaux elle et moi, et que j’espérais que ce rêve serait plus prémonitoire que mémoriel car j’avais réellement envie de la revoir pour à nouveau manger une tarte aux poireaux ensemble, parce que c’était notre plat favori et que c’était un jeu entre nous, la perspective ou la promesse d’une tarte aux poireaux était une bonne soirée annoncée, indéniablement. En avoir rêvé me semblait un message de mon inconscient me disant qu’après trois années sans se parler, il était temps de se revoir, de s’expliquer, et peut-être de se faire pardonner car je m’étais comporté lâchement lors de notre dernière soirée passée ensemble. Alors que notre amour était en train de renaître depuis une semaine, j’ai pris mes jambes à mon cou prétextant je ne sais quelle sottise, alors qu’en réalité j’avais rencontré quelqu’un d’autre et qu’il était beaucoup plus excitant de démarrer un nouvel amour que d’essayer de recoller des morceaux éparpillés des années auparavant.
La fille pour qui j’avais choisi de renoncer à Lisa m’offrit quasiment deux années de joie intense ponctuée de désespoir tout aussi magnifique. C’était probablement, à ce moment-là, ma plus belle histoire d’amour, comme à chaque fois que je vis une histoire d’amour, je me convaincs, et j’ai raison, qu’elle est plus belle que les précédentes. Car je ne refais pas les mêmes erreurs, car je me connais de mieux en mieux et sais de plus en plus ce que je recherche en l’autre. Mais l’histoire avec C, appelons-la C, a pris fin et, comment dire, je n’ai pu m’empêcher de penser à Lisa et de me demander où nous en serions si j’avais choisi de retourner avec elle plutôt que d’essayer autre chose.
Mon histoire de Lisa ne pouvait être totalement terminée si je rêvais d’elle. Nous habitions le même arrondissement, trois stations de métro, ou un quart d’heure à vingt minutes à pieds, mais ne nous croisions jamais, car il est facile de ne pas quitter son quartier plutôt que de s’aventurer sur des trottoirs et dans des cafés chargés de souvenirs. C’est pourquoi je lui ai écrit ce mail auquel je n’ai jamais eu de réponse. Quelques mois plus tard, j’assistais à ses funérailles.
Je ne sais rien de plus du suicide de Lisa, et en écrivant cela je n’en ai rien dit.
(À suivre)