Retrouvez ici les niveaux 1 et 2 de Mon Dossier M.
Niveau 3
Vous vous demandez certainement où je veux en venir, pourquoi je vous parle de Lisa et de sa mort, alors que je suis censé vous parler de livres. Depuis ce suicide, qui est le deuxième dans ma vie – le premier ayant été celui de Camille, un ami de première année de fac – je ne regarde plus les gens que j’aime de la même manière, j’ai toujours peur qu’ils fassent une connerie, qu’ils soient fragiles ou forts, joyeux ou tristes, stables ou instables, je scrute les écarts de comportement de mes ami.e.s, de mes amours, de mes collègues, des membres de ma famille, et à chaque fois que je les quitte, ne serait-ce que pour aller chercher du pain, j’ai une boule d’anxiété qui s’impose à moi : et si je ne les revoyais plus ? C’est aussi bête que cela. En revanche, jamais je ne me pose la question dans l’autre sens : et s’ils ne me revoyaient plus ? Je n’ai jamais eu la tentation de disparaître, j’ai même la trop forte impression d’être là pour toujours, je me sens comme un roc, un sémaphore inamovible, alors que je ferais mieux de regarder quand je traverse une rue.
Grégoire Bouillier écrit qu’après le suicide de Julien, il a tenté d’écrire à ce sujet mais que rien n’allait, tout lui semblait obscène, et qu’il était incapable de parler du suicide de Julien si lui-même n’avait pas expérimenté ce que cela peut bien faire de se pendre nu avec une ceinture à la poignée de la fenêtre de sa chambre. Il nous raconte alors qu’il a reconstitué la scène jusqu’à être à deux doigts lui aussi d’y passer, d’étouffer pour de bon. Ce passage du Dossier M – Livre 1 est stupéfiant car contrairement à ce que l’on pourrait croire quand on le pitche, c’est un moment du livre formidablement drôle et effroyable. Il parvient à faire rire son lecteur en écrivant la reconstitution du suicide d’un ami à lui, c’est à ce moment-là (qui est au début du livre) que j’ai compris que j’avais affaire à un livre hors norme et à un acte littéraire capable de tout transcender.
Cela fait trois ans que j’essaie d’écrire sur la mort de Lisa sans y arriver et cette lecture m’a fait prendre conscience que c’était impossible à moins que je ne me jette du pont de Levallois, chose que je ne ferai pas car je ne suis pas dans un état de détresse comme celui dans lequel Grégoire Bouillier a pu se retrouver. Et cette reconstitution morbide m’effraie au plus haut point, je me dis bien entendu que j’ai nettement moins de chance d’en réchapper. Et puis je nage très mal.
Niveau 4
« Je répète : à quoi bon lire si ce que nous lisons reste lettre morte ? Si nous continuons de nous comporter comme si nous n’avions rien lu ? » (Grégoire Bouillier, ledossierm.fr pièce n° 26)
Voilà exactement ce à quoi je suis confronté désormais. Comment faire comme si je n’avais pas lu Le Dossier M ? En l’occurrence, dans ce passage que je cite (vous aurez remarqué que Le Dossier M n’est pas seulement un livre en deux volumes mais également un site internet sur lequel sont ajoutés un nombre impressionnant de documents : textes, photos, vidéos, gifs animés, roman photo…), Grégoire Bouillier fait référence au livre de Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, dans le cadre d’une discussion houleuse à son travail relative au remplacement de l’homme par des robots dans certaines branches professionnelles. Grégoire Bouillier ne peut faire comme s’il n’avait pas lu Günther Anders, cette lecture est devenue une pièce de son puzzle mental, un outil de réflexion, une corde à son arc, cela l’a nourrit. Effectivement, comment faire semblant qu’il ne l’a pas lu ?
« À mon niveau individuel des choses », comment puis-je faire semblant, maintenant et à l’avenir, de n’avoir pas lu Le Dossier M ? Il y a dans ce livre suffisamment de pistes de réflexions et d’éléments qui s’incrémentent dans mon cerveau pour affirmer que j’en sors modifié, transformé, et que le monde qui m’entoure, « la réalité, ce qu’on appelle la réalité », vont m’apparaître désormais avec de nouveaux outils de compréhension, comme si je changeais de lunettes après avoir porté les mêmes pendant plusieurs années sans me rendre compte que je voyais flou avec.
Par exemple, Grégoire Bouillier – que ce soit dans son livre ou dans les échanges qu’il a donnés en librairie, ou en interview, ou sur la scène de la Maison de la Poésie (j’y reviendrai) – regarde la production romanesque actuelle et constate que prime en grande majorité une littérature du sujet, voire même du people, comprendre par là que si vous prenez un roman français sur une table de nouveautés dans une librairie, il y a de fortes chances pour que vous puissiez le résumer soit en évoquant son sujet (c’est l’histoire de l’Anschluss, c’est l’histoire de la guerre d’Algérie vue par les kabyles, c’est l’histoire des soldats français qui reviennent d’Afghanistan, etc…), soit en évoquant la figure historique dont le livre est inspiré (Josef Mengele, Joséphine Bakhita, Robert Desnos, Claude Monet, David Hockney, etc…), ou alors en faisant un mix des deux. Un constat qu’il n’est pas si difficile de faire, il suffit de se rendre dans une librairie, mais ce qu’apporte Grégoire Bouillier sur ce constat, c’est une réflexion sur le marketing de la littérature, sur ce qu’est de vendre un livre, un produit, et comment faire pour le calibrer au maximum de sa rentabilité.
Puisque la rentrée littéraire août/septembre 2018 bat son plein, je vous annonce que vous aurez droit à des romans sur : Ava Gardner, Gustave Courbet, Pol Pot, Elsa Morante & Alberto Moravia, Roger Gilbert-Lecomte, Nicéphore Niépce & Édouard-Léon Scott de Martinville, Maria Schneider, André Breton (deux fois!), Claude Lévi-Strauss, Aimé Césaire & Suzanne Césaire, Aliénor d’Aquitaine, Richard Cœur de Lion, Jean-Paul Sartre & Alberto Giacometti, François Mauriac, Knut Hamsun, Mohamed Siyah Qalem (un peu d’originalité), Arthur Rimbaud & Paul Verlaine, David, Guillaume Apollinaire. Liste non exhaustive. Et ne vous inquiétez pas, vous aurez votre lot de romans sur la Première Guerre mondiale, sur les années folles, sur la Seconde Guerre mondiale, et tout un tas de livres résumables en trois phrases et en deux coups de cuillère à pot. Ce qui ne dit rien, bien sûr, de la qualité de ces livres, mais de notre époque et de la littérature qui en est un reflet.
Ce que Grégoire Bouillier a voulu faire avec Le Dossier M est l’exact opposé de cela, il le dit lui-même : le sujet du livre, c’est le livre lui-même. Et n’allez pas croire qu’il se place en donneur de leçons, il ne fait que montrer et proposer, à nous de faire notre choix. Quand j’ouvre un livre désormais, je ne peux plus faire comme si je n’avais pas entendu cela.
Autre exemple, il parle de la simplification de la langue depuis la série Dallas, notamment dans un passage aussi hilarant que grave sur l’utilisation du verbe « profiter » qui s’emploie à tout va et qui, c’est très simple, peut vouloir tout dire. Il met en perspective ce constat de l’évolution de la langue avec le livre de Viktor Klemperer, LTI – La langue du IIIe Reich et nous propose une grille de lecture sur l’évolution actuelle du vocabulaire qui tend à s’appauvrir, à se simplifier, et qui réalise en toute discrétion le projet nazi. Je simplifie bien sûr, je ne vais pas réécrire Le Dossier M, mais cela pour vous dire qu’après cette lecture, ma manière de parler et d’écrire s’en trouvera probablement modifiée car il a réveillé ma vigilance à employer le mot juste, à déployer mon vocabulaire comme on déploie nos ailes.
Me rappelle qu’elle disait, comme tout le monde aujourd’hui : « Je veux profiter » (de mon stage, des vacances, de la vie, etc.). Profiter ! PROFITER ! Mais bien sûr. Mais comment donc ! C’est tout naturel. « Profiter ne coûte pas plus cher », prétend une publicité pour un voyagiste. Putain de zob ! Mais on profite toujours de quelqu’un ou de quelque chose, c’est-à-dire à ses dépens. Cela signifie tirer un bénéfice ; cela suppose léser l’autre ; rien à voir avec « savourer », par exemple. Ou avec « apprécier ». Chaque fois que j’entends dire (et c’est dix fois par jour !), deux points ouvrez les guillemets : « on en a bien profité », ou bien « allez, profite bien ! », ou, fin du fin, « il faut profiter », je me crispe. Je me cabre intérieurement. Je deviens tout rouge. Je voudrais que ce mot (et le monde qui en a fait son mot d’ordre) disparaisse du dictionnaire.
Grégoire Bouillier, Le Dossier M – Livre 1, Flammarion, p. 318
Enfin, s’il peut y avoir un « enfin » ici, c’est même complètement impossible, tant les sujets abordés dans Le Dossier M sont variés et inépuisables (le cinéma, le rugby, la musique, l’amour, le sexe, les séries télé, le porno, le poker, …), mais il faut bien que je passe à autre chose, enfin, donc, Grégoire Bouillier m’a aidé à ne plus avoir honte de ce que je suis. La mode depuis quelques années est au développement personnel, à la méditation, à la résilience et au retour à soi pour soi, un domaine de la production éditoriale qui ne m’intéresse pas du tout, c’est ainsi, je préfère apprendre à me connaître par la poésie et la littérature. L’une des grandes forces du Dossier M est de nous dépeindre un homme dans toute sa complexité, il est amoureux, il est fragile, il est colérique, il est désespéré, il est ridicule, addict, brillant, salopard, bienveillant, mélancolique, énergique, joyeux, primesautier, déprimé, angoissé, peureux, soumis, conquérant, ambitieux, etc. Toutes les émotions qui nous traversent au cours de l’existence sont dans ce livre et vécues par un seul homme. C’est lui, c’est moi, c’est nous. Grégoire Bouillier nous déculpabilise d’avoir certaines pensées (envie de tuer quelqu’un par exemple), certains comportements (addictifs, entre autres), qu’à part soi nous pourrions estimer minables et que nous préférerions dissimuler aux yeux des autres. Lire Le Dossier M, c’est se sentir l’égal d’un contemporain, dans ses bassesses et ses grandeurs, c’est se dire que certaines pensées que nous avons pu avoir et qui nous dégoûtent relèvent davantage d’une névrose collective que d’une maladie mentale personnelle. Lire Le Dossier M est tout simplement se sentir appartenir l’humanité.
Ou, dit autrement : « Car après la plongée dans les abysses du Dossier, quand vous revenez à vous étourdi, à demi-aliéné, un petit miracle se produit : vous vous rendez compte que Grégoire Bouillier vous manque. Vous le connaissez maintenant à la manière d’un ami, un ami qui vous touche et qui vous agace, un ami avec qui vous avez des souvenirs et un vocabulaire en commun, un ami qui vous fait rire et à qui vous avez des reproches à faire, un ami sérieux et pourtant de papier. Vous avec lu Le Dossier M : vous avez rencontré quelqu’un. » Ces mots sont de Blandine Rinkel qui le 22 septembre 2017 est venue à la Librairie de Paris pour présenter le livre et le disque à venir du collectif Catastrophe. Arrivant en avance, elle me demande ce qu’il faut lire de la rentrée littéraire, je lui mets Le Dossier M dans les mains. En mars 2018, elle y consacre une pleine page dans Le Matricule des anges, un article qui se termine par les lignes que je viens de citer.
(À suivre)
Rdv demain pour découvrir la suite ici