Très belle et féconde rentrée pour la poétesse et désormais écrivaine nantaise Sophie G.Lucas qui nous livre deux ouvrages illustrant chacun un pan de ses nombreux talents.
Mississippi, la Geste des ordinaires est le texte le plus novateur de ces publications ainsi que de l’orientation actuelle de son travail, puisque il constitue son tout premier roman. La superbe couverture imaginée par les Éditions de La Contre Allée qui apportent à l’écrin des textes qu’ils éditent un soin tout particulier, donne superbement le ton. Un très beau réseau de ramifications sur fond bleu/vert. Des ramifications qui pourraient représenter celles du delta du fleuve Mississippi qui fascinera tant Impatient, le premier personnage que nous rencontrerons dans ce livre; mais on pourrait aussi y percevoir les racines d’un arbre, des racines qui disent fièrement d’où nous venons, sans oublier toutes ces circonvolutions multiples de fines petites lignes qui rappellent nos empreintes digitales individuelles et qui annoncent, qu’effectivement, on va s’intéresser aux gens, à ce qu’ils sont au plus intime d’eux-mêmes, à ce qu’ils sont dans leur ineffaçable unicité.
Car nous le saurons dès les premières lignes de Mississippi, Sophie G.Lucas nous invite à suivre une longue lignée familiale, depuis Impatient l’homme qui ne figurait pas sur les registres d’État civil, en 1839, jusqu’à Odessa en 2006, de retour sur les traces de son aïeul (mais elle ne le sait pas et ne peut pas le savoir) et découvrant les ravages de l’ouragan Katrina sur les populations les plus pauvres. Une galerie de magnifiques portraits, ciselés de la plume d’une poète, plus ou moins fragmentaires selon que l’on suit longtemps ou pas celui-ci ou celle-là, et qui sont autant de pièces du grand patchwork du temps qui coud les destinées les unes aux autres, sans que souvent on ne sache pas grand chose de ceux qui sont venus avant nous et a fortiori pas plus de qui viendront après. Nous découvrons leurs histoires parfois racontées par la narratrice, parfois de leur propre bouche comme pour le bouleversant récit de Françoise qui nous parle depuis les contreforts de la mort , elle qui quittera le monde sans revoir ni enfants ni mari, charriée par le remous du fleuve de la vie, ailleurs; ou à l’instar d’Antoine, apostrophé par l’autrice d’un vigoureux « tu », cet homme porté au pinacle par des parents qui le laisseront orphelin trop tôt, qui ouvrira une célèbre lignée familiale mais de qui personnellement on ne retiendra pas grande chose, voire presque rien.
Tous ces personnages, à qui nous nous attachons successivement, font partie d’une grande famille élargie dans laquelle naitront les célébrissimes frères Lumière, croisés et vite abandonnés par le roman, car d’eux on sait beaucoup et ce n’est pas le sujet. Ceux dont il est ici question ce sont tous les autres, ceux qui sont tombés dans l’oubli, cet oubli qui mâche, remâche et avale, les gens ordinaires, qui ne laisseront ni trace, ni souvenir et partagent une même nature éphémère. C’est ainsi que le sous-titre de Mississippi, La geste des ordinaires, prend tout son sens. Ce roman ne relate pas la geste des héros, ces hauts faits qui rendent les existences dignes d’être mémorisées par l’histoire, mais des « vies minuscules », comme l’aurait dit Pierre Michon, celles qui telles des papillons n’auront pour elles que l’immédiateté pour exister, et encore. De ces vies Sophie G.Lucas va pourtant nous dire l’essentiel; elle va nous dire leurs révoltes, leurs engagements, contre la guerre ou sur les barricades; elle va nous dirent les peines, les détresses, le mépris enduré, des émotions qui vont se perdre dans la nuit des temps mais qui auront été là, un moment, des coeurs qui auront battu et qui donnent à ces femmes et à ces hommes le droit de pas être oubliés, de pas être tus, de ne pas devenir invisibles; elle nous dira enfin les points de fuite de certaines des ramifications généalogiques, le destin de ceux qui partiront soutenir des projets absurdes et dominateurs auxquels l’histoire donnera tort.
Contre cette invisibilité partagée, ce grand fondu au noir des petites gens, Sophie G.Lucas oppose une responsabilité immense, sa responsabilité, celle de l’écrivain qui possède le fabuleux pouvoir de les maintenir encore un peu en vie, de dire qui ils ont été. Balloté par tous les malheurs d’un XIXème siècle qui n’en finissait pas de contrer la poussée révolutionnaire ou d’un XXème siècle qui donnera à l’horreur ses lettres de noblesse, le lecteur sera lui aussi charrié comme les galets du grand fleuve du temps. Il sera même parfois un peu perdu après une bifurcation ou un changement de branche dans cette incroyable généalogie, mais jamais très longtemps, comme dans toute les histoires familiales. Mais il est surtout toujours ému, touché, par le style magnifique de Sophie G.Lucas, triste de voir s’écouler toutes ces vies au travers des pages sans pouvoir lui non plus les retenir, telles du sable au fond de nos mains, impuissants que nous sommes à garder en vie ceux dont nous venons, ceux à qui nous devons d’être là.
« … mon grand-père, je l’ai pas connu, elle le voyait plus, peut-être parce qu’il supportait pas que je soye un bâtard, mais elle dit ma mère qu’il a fait de grands voyages, jusqu’en Amérique, qu’il a vu des choses pas croyables, qu’il a traversé deux fois l’océan et que c’est un fleuve qui l’a brûlé, enfin qui aurait brûlé ses rêves, je ne sais pas trop quoi, mon père il m’avait montré sur une carte ce fleuve, le Mississippi ça s’appelle, elle emploie ce mot à tort et à travers, elle dit des rêves mississippiens, et je lui dit que ça existe pas, qu’on peut pas dire ça, et elle s’énerve et me dit qu’on peut inventer, qu’on peut nous aussi créer des mots, c’est pas parce qu’on est des miséreux…»
─ Sophie G.Lucas, Mississippi
Cette attention extrême aux gens, cette posture d’écriture et d’action, on la retrouve intacte dans la seconde livraison de Sophie G. Lucas, dans le recueil de textes en prose et de poèmes, On est les gens. Plus proche de textes antérieurs de l’autrice, on y retrouve, l’acuité du regard quasi sociologique de Témoins (on repense alors à la grande ligne ouverte par la Misère du monde de Bourdieu), ou la vivacité d’Assommons les poètes!. Des textes qui disent les indignations de l’autrice (naufrages des migrants, crise des gilets jaunes, occupations d’usine) et ses dettes (musicales, poétiques) aux artistes qui l’accompagnent avec comme dénominateur commun de rendre encore une fois une voix à ceux qu’on entend pas, à ceux qui n’ont aucune place.
Au travers de ces deux ouvrages, Sophie G.Lucas rappelle avec force et conviction que les vies ne se mesurent pas en hauteur, en grandeur, mais que les vies ça s’écoute; que toutes les vies font un bruit, un bruit que l’on perçoit pour peu qu’on y prête une oreille, et que même sans nom, même mis de côté, on existe, on est vivant, on est les gens !